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Peinture
Pinceau-encre
Texte : Frank Vigneron
Même si les outils de la peinture ont toujours été au centre de la pratique des peintres, ils nont guère bénéficié des préoccupations des théoriciens dans la tradition occidentale. Les pinceaux, en particulier, nont jamais éveillé dautre attention que purement technique et, si la théorie des couleurs reste à la base dune réflexion théorique vieille de plusieurs siècles (culminant dans les travaux de Eugène
Chevreul (1786-1889), De la loi des contrastes simultanés
des couleurs, qui allaient si fort influencer tout autant
les derniers artistes romantiques que les Impressionnistes, les
Pointillistes et même les Fauves), la théorie du pinceau restera quasiment inexistante au moins jusquà la période romantique. Ainsi, même Delacroix, qui dans son journal, cite le deuxième discours sur la peinture de Reynolds pour parler du pinceau («Reynolds disait quun peintre devait dessiner avec le pinceau. ») névoque celui-ci quincidemment et sans rapport direct avec la peinture. Il conserve donc à cet instrument son statut doutil.
Si, dans cette phrase,
le peintre anglais parle effectivement de loutil-pinceau dans le contexte fort théorique de la relation entre dessin et couleur, thème qui devait obséder Delacroix, la plupart des théoriciens occidentaux prennent le terme de « pinceau » dans son sens métaphorique (comme, par exemple, « ce peintre a un beau pinceau », signifiant une belle facture). Chez Delacroix, qui sintéressait aux effets de différents pinceaux, ce terme prend le plus souvent un sens purement technique. Cest dailleurs pendant cette période du Romantisme, que les effets dempâtement, cest-à-dire de formes données à des masses de peinture par lemploi dun pinceau rigide ou même dun couteau, commencèrent à prendre une importance caractéristique (pour devenir un moyen expressif déterminant dès
les premiers peintres de Barbizon et les Impressionnistes).
Par contraste, les
peintres de la Renaissance et de lâge classique préféraient effacer autant que possible la trace du pinceau et allaient souvent jusquà lisser la peinture avec le doigt pour laisser la surface le plus possible dun rendu « réaliste » de la nature, lexistence déléments trahissant lorigine technique dune forme nétait sentie que comme un obstacle entre lil du spectateur, qui ne devait voir que la nature recréée par le médium de lart, et luvre, conçue généralement comme une fenêtre sur le monde ou parfois même la scène dun théâtre.
On peut donc voir que
non seulement les attitudes vis-à-vis de ces outils, pinceaux et couleurs, dans le monde occidental a pu changer radicalement à travers les époques mais que les peintres eux-mêmes, indépendamment du siècle dans lequel ils vivaient, pouvaient aussi avoir des démarches fort différentes.
Les peintres chinois,
sils nont pas réellement beaucoup parlé des couleurs, et les meilleurs passages sur ce thème dans les traités de peintures datent généralement du dix-septième et du dix-huitième siècles, ont consacré une part essentielle de leur pensée aux problèmes du pinceau et de lencre. Si Shen Zongqian traite les problèmes du pinceau et de lencre séparément, et en cela il montre bien son appartenance au dix-huitième siècle pictural chinois qui accordait un peu pus dimportance au pinceau, ces deux éléments restent néanmoins inséparables dans lesprit du peintre. Sur un plan purement technique, les différentes modalités demploi de ces outils étaient classifiés dans toute une série de termes désignant des formes plastiques différentes. Les « points » (dian) et les « lavis » (ran) bénéficièrent dune classification très précise selon leurs formes, mais aucune autre forme ne fut autant traitée et considérée que ce que les peintres chinois appellent les « rides de surface » (cun).
Une fois que les contours
des objets (pierre, montagne, tronc darbre, etc.) ont été peints, les « rides de surface » viennent sinscrire à lintérieur des grandes lignes, ou sappuyer sur elles, pour décrire le relief, la texture, le grain, la luminosité,
les accidents de la surface et le volume de cet objet.
Mais quoi quen dise le théoricien, et le traitement séparé quil peut faire des deux outils ne lui fait jamais oublier quil sagit dun seul problème à traiter dune façon synthétique, le pinceau et lencre restent comme des « frères siamois » quil serait absurde, sinon dangereux, de séparer. Voilà pourquoi il me semble nécessaire de ne pas séparer les deux termes et de traduire lexpression habituelle de bimo µßæ non pas par « le pinceau et lencre » mais par un binôme plus frappant : « le pinceau-encre » (traduction qui fut, je crois, employée la première fois par François
Cheng dans son ouvrage Vide et plein, le langage pictural chinois).
Et cest un trait qui reste profondément enraciné dans
la vision que les Chinois ont de leur propre peinture.
En Occident, le pinceau
et les couleurs fonctionnent comme des métaphores. Les choses « pinceau » et « encre » tendent à seffacer devant les idées qui les sous-tendent, à devenir transparents en quelque sorte. Plus la chose sera humble, et même humiliée, plus lidée véhiculée sera potente, doù le mépris que les artistes occidentaux affichent souvent envers les outils tangibles de leur art : ce mépris étant une condition essentielle de la suprématie de lidée.
En Chine, il semble à première vue que le pinceau-encre fonctionne aussi comme un symbole. Pour définir plus précisément ce que nous entendons par symbole, nous pouvons citer Goethe qui disait ainsi : « le véritable symbolisme est celui dans lequel le particulier représente luniversel, non pas comme un rêve ou une ombre, mais comme la révélation vivante et momentanée de linépuisable. » Le symbole a donc une double fonction, extrinsèque, cest-à-dire en tant quobjet tangible, et intrinsèque, cest-à-dire en tant quidée. Le symbole est donc en même temps le véhicule dun concept et le concept même. Mais en Occident, la tendance sera de ne pas donner une importance trop grande à lobjet. Marcel Proust pourra ainsi reprocher à certains artistes de négliger lidée, la seule chose essentielle dans lart, pour ne se consacrer quà un objet ne servant que de véhicule et de ce fait sans vraie importance. Cette conception du symbole est bien sûr profondément enracinée
dans la philosophie platonicienne.
Dune façon assez similaire, le pinceau-encre a une double fonction, extrinsèque et intrinsèque: autant objets que concepts, le pinceau et lencre auront même des sens différents dans le même texte. On les emploiera en effet tout autant pour parler des objets même que pour parler de la qualité du trait et des lavis ou même pour critiquer leur emploi particulier chez un peintre (celui-ci « a » ou na pas » le pinceau ou lencre). Mais contrairement à lOccident où on naccorde pas dimportance aux objets, en Chine, ce symbole a dautant plus de puissance que la chose est autant honorée que les concepts quelle véhicule. Le pinceau-encre sera ainsi vénéré sur toute létendue de son spectre sémiotique, depuis le bambou et les poils employés pour fabriquer le pinceau jusquau « souffle structurel » (guqi), qualité théorique essentielle, depuis le noir de fumée utilisé à la fabrication de lencre jusquà « lharmonie du souffle » (qiyun).
Dong Qichang parle
dune supériorité de lart au niveau des « merveilles du pinceau-encre » (bimo miao), Hegel, réalisant que « tout ce qui est spirituel est supérieur à tout ce qui est naturel », pose la supériorité de lart non pas sur lopposition dun
aspect pratique/spirituel mais sur un aspect purement et uniquement
intellectuel.
Le pinceau-encre est
en Chine en même temps concept et objet. Le pinceau-encre est donc un objet physique (bambou et poil, noir de fumée et colle), objet qui est utilisé directement dans lesprit de la peinture chinoise comme un échafaudage de concepts qui vont du plus tangible au plus conceptuel (comme linteraction entre les deux principes de base de lunivers, le yin et le yang) à travers tout un réseau de relations qui sont rarement données
explicitement dans les textes. Le fait que bi soit tout
autant le pinceau que le trait tracé et que mo soit
tout autant le liquide noir que le terrain où se jouent les interactions de lombre et de la lumière, permet aux théoriciens de jouer parfois sur des ambiguïtés qui sont sûrement bien plus riches de sens quune explication directe et à sens
unique.
Nous assistons donc
souvent dans les textes théoriques à une véritable glissade du sens de ces objets : ils sont particulièrement difficiles à traduire car ils noccupent pas une place fixe à lintérieur même de leur signification multiple mais toujours considérée comme unique. Et pourtant cette ambiguïté nen est pas une pour le peintre chinois. Sil nous est très difficile de saisir cette sorte de multiplication des sens dans ce quil faut bien considérer comme un seul sème,
il reste cependant que ce nom de bimo reste zheng,
cest-à-dire « fixe », « correct » ou même « rectifié » (comme dans lexpression « rectifier les noms », zhengming,
une des bases du Confucianisme originel qui voulait ainsi établir une langue aux signifiants fixes et non ouverts aux interprétations dans le but de clarifier les moyens dexpression entre les hommes). Dès le départ, le peintre chinois accepte ce déplacement perpétuel du sens pour les englober tous et une fois pour toute dans cet inépuisable binôme.
Nous ne saurions trop
insister sur limportance du pinceau-encre pour le peintre chinois traditionnel. Celui-ci voit en lui tout à la fois la source, la justification et le but final de son activité artistique. Et ceci me rappelle une anecdote qui souligne bien la totale incompréhension qui peut parfois encore régner entre les deux mondes sur ce sujet. Lors de son voyage en Chine, Andy Warhol fut présenté au « docteur Chen »,
peintre que le commentateur de ce documentaire intitulé Andy Warhol, Made in China disait
fort célèbre, et chacun deux se lança dans une brève improvisation. Le « docteur » Chen fit rapidement une peinture de fleurs au lavis en couleur qui était surtout une démonstration de virtuosité au pinceau-encre. Warhol la regarda brièvement et ne vit là apparemment rien de plus que ce quon peut généralement acheter dans les grands magasins chinois. Puis, il dessina rapidement un signe de dollar quil auréola de traits rapides, dans la plus pure tradition Pop Art. Si le peintre américain réagit dune façon assez irrespectueuse et, malheureusement, antipathique, je dois dire que lexpression de totale incompréhension qui se dessina sur le visage du peintre chinois est une des choses les plus drôles que jaie
jamais vues.
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