Exposition

Le corps collectif

Texte : Gutierrez et Portefaix

Le thème de la dernière exposition organisée en octobre par Para/Site Art Space à Sheung Wan trouve son origine dans une interrogation sur la condition urbaine en général, et Hong Kong en particulier. « Personal Skyscraper » (« gratte-ciel individuel »), titre choisi par l’artiste et commissaire d’exposition Kacey Wong, propose un raccourcissement spatio-temporel entre l’individu et la collectivité, mis en image à travers le gratte-ciel. Pour les 11 artistes ou/et architectes, le thème invite à réfléchir sur une pratique personnelle, et non plus collective, du gratte-ciel.

L’appropriation de l’espace, du corps, et les désirs personnels sont autant d’éléments de réponse, fédérant un projet basé sur un nouveau rapport d’échange et d’usage. Le contexte de l’hyperdensité, la mémoire personnelle et collective, la relation entre l’espace public de la ville et l’espace privé de l’individu, les possibles transparences et les constantes mutations de l’espace urbain, illustrent la diversité des projets présentés. En outre, tous proposent à leur manière une exploration des qualités sociales et urbaines, telles qu’elles existent à Hong Kong. Le visiteur assiste mais également participe, à une expérience qui part du corps pour s’achever sur une ville diffuse et expansive.

Une première expérience qui oeuvre dans ce sens est manifestement celle de l’artiste James Chan. Celui-ci introduit une nouvelle dimension urbaine par le biais d’un dispositif visuel complexe — une longue sculpture triangulaire percée de minuscules fenêtres qui donnent à voir son intérieur. Intitulée « The Tower of Collective Memories and Fragments » (La tour des fragments et des mémoires collectives), l’installation explore le fragment comme l’élément constitutif d’une possible extension du système à l’infini. Capturée et régénérée, la mémoire devient ainsi le matériau de base d’un gratte-ciel qui trouve là le moyen d’évoluer à chaque instant.

Le thème du changement continu et de la résurrection est aussi à la base du travail de Chan Yuk Keung et de Cristiano Ceccato, respectivement enseignants à l’Université Chinoise de Hong Kong et à l’Université Polytechnique. A l’échelle du gratte-ciel, Chan fait un amalgame avec l’image de la Tour de Pise et celle du saut à l’élastique dans une piscine, comme le véhicule d’une renaissance annoncée. Pour Ceccato, une multiplicité illimitée de formes générées par ordinateur, sont projetées sur et entre les gratte-ciel d’une maquette de Hong Kong. Ce transfert offre ainsi la possibilité de révéler tous les potentiels d’un espace à la fois physique et virtuel. Appellé « Le virtuel parasite » par l’architecte, le projet infiltre et colonise tous les espaces interstitiels de l’hyperdensité, dans le but de leur possible ré-appropriation.

Etudiant en architecture à l’Université de Hong Kong, Edwin Tam fonde son projet sur une opposition dialectique : d’un coté, l’inhumanité exprimée en façade par le gratte-ciel ; de l’autre, la chaleur interne basée sur l’expérience individuelle. Sa sculpture phosphorescente mais néanmoins secrète exprime une confrontation dramatique entre les désirs personnels de l’individu et la réalité urbaine telle qu’elle est perçue par tous. L’intensité et la transparence entre différents plans de la vie urbaine trouve encore une expression logique dans les travaux de Laurence Liauw et de Sam Gorman. Pour l’architecte Laurence Liauw (également enseignant à l’Université Polytechnique), une mise en volume de la transparence offre la possibilité de dérouler et d’exacerber une succession de séquences multiples. Partant de la rue jusqu’aux bâtiments qui la constituent, son approche correspond à un mouvement horizontal traduit par une lecture simultanée des différents plans, et diffère radicalement de celle proposée par l’artiste anglais Sam Gorman. Pour ce dernier, « la tour de verre » est une exacerbation de l’existant, tant à l’échelle du bâtiment qu’à celle des vies intérieures qui s’y déroulent. Dans ce contexte, la transparence se résume à une tour tridimensionnelle et labyrinthique, qui annule toute intimité et cause d’un sentiment d’inconfort pour son occupant. Ici, parce qu’il est offert au regard des autres, le corps de l’individu devient un sujet public.

Cette question de la relation du privé au public, trouve enfin dans le travail de l’architecte Gary Chang une nouvelle réponse. Dans son installation, l’interaction entre les deux domaines se réalise à partir d’un rapport d’inclusion et d’exclusion, où la vie publique devient privée et vice et versa. Les limites spatiales traditionnelles sont ainsi rendues complètement floues. Accentuant au maximum les contrastes entre le corps et la ville — la statique du lit dans lequel le visiteur est invité à s’allonger et la dynamique de l’image vidéo suspendue au-dessus de lui — celui-ci perturbe les échelles du temps et de l’espace. C’est encore dans ce sens que travaille l’artiste Ho Siu Kee. Avec « Body/Identity », la dimension du corps (en l’occurrence le sien) donne l’échelle d’intervention comme une métaphore architecturale. Servant à construire son propre environnement, la mesure est alors comprise comme un pur acte de construction.

De l’énergie produite par ces projets, résulte finalement le passage volontariste de l’individu au groupe, de l’homme à la ville, ou plus précisément du corps au collectif. Manifeste d’une recherche positive qui tend à redéfinir la place de l’homme dans un milieu urbain définitivement intense, l’ensemble de ces réflexions bouscule les structures sociales pour une nouvelle appropriation pratique de la ville, délibérément en marge de l’architecture.