|
Poésie
Louis-René des Forêts, lobstiné
Texte : Bernard Pokojski
« Fausser compagnie au monde discoureur, sen tenir résolument à lécart, ne plus rien laisser sortir de sa bouche, rien ni merci ni adieu, ce côté somme toute attrayant de la mort, on ne saurait de son vivant le mimer sans manquer au code de la bienséance qui exige le maintien de la communication verbale là même où elle ne sétablit que sur la base dune fausse entente nengageant lêtre quen surface. Pire encore, senfermer dans un mutisme anticipé nest jamais que se duper soi-même. » Louis-René des Forêts
1987 - photo Marc Trivier |
« Cest lui qui vient mouvrir. Je reconnais sa belle veste de tweed usé quil portait lors de notre première rencontre. Chemise et foulard sombres. Appartement profond (...) Des Forêts mintroduit dans son bureau, une pièce toute en longueur, tapissée de livres, faiblement éclairée par une haute mais étroite fenêtre qui donne sur une cour intérieure. » Jean-Benoît Puech, 5 février 1971.
Quelques lignes donc pour simmiscer chez Des Forêts, lun des derniers monstres considérables de la littérature française du XXe siècle qui sest éteint à Paris le 30 décembre dernier, victime dune pneumonie, à lâge de 82 ans. Sest éteinte aussi toute une légende que démonteront sans doute les générations futures, mais à laquelle, pour linstant, tout le monde semble souscrire et que Des Forêts ne voulut presque jamais détruire: celle de lécrivain silencieux, cloîtré quasiment dans son silence pour mieux uvrer à une matière impossible ouverte sur linfini.
Le Chevalier au faucon blanc |
Des Forêts vit le jour à Paris dans une famille aisée et fera une scolarité plutôt médiocre dans un collège religieux de Saint Brieuc où les Pères contemplaient la littérature dun il lourd de méfiance, ce qui ne lempêchera pas de découvrir Shakespeare, Baudelaire, Pascal, Rimbaud et même Joyce. Ce dernier dit-il, emballera même lexemplaire dUlysse que, jeune homme, il était venu acheter chez Adrienne Monnier... Quelques années avant la Seconde guerre mondiale, il reviendra à Paris pour étudier le droit et les sciences politiques et lorsquil fut mobilsé en 1939, il avait commencé une formation musicale, attiré par lopéra et le chant. Il aurait pu devenir compositeur si les conditions historiques avaient été autres, mais il fut écrivain, regrettant toujours ses chères études musicales...
LAmateur dOpéra |
En 1941, Des Forêts commencera la rédaction des Mendiants, son seul ouvrage à porter la mention « roman », et publié en 1943. Cest un roman assez complexe, fait de trois histoires simultanées construites sur les monologues dune dizaine de personnages. De jeunes garçons, au seuil de lâge adulte mais qui gardent encore de lenfance enthousiasme et désir de se livrer, arpentent les quais, dérobant dans les chalutiers des citrons et jouant à tenter le diable. Des aînés se livrent à la contrebande aux ordres dun vieillard colérique. Ailleurs, Hélène et Grégoire tiennent les premiers rôles dans Othello et quand le rideau tombe, ils se rejoignent tous à la « Cloche de bois », endroit bizarre où se confondent et sachèvent les trois histoires après deux coups de feu tirés dans la nuit... Dans ce roman polyphonique, les personnages fouillent déjà leur mémoire, comme Des Forêts le fera tout au long de son uvre, à la recherche de ce qui sen est allé : lenfance, paradis perdu avant « la farouche résignation » qui est « le premier signe de la sagesse (et) en même temps celui de la vieillesse ». Ensuite, la vie ne surgit plus que par bref éclat dans le don de livrer la part secrète de soi-même que désillusion et épuisement conduisent à dissimuler...
En 1946, Des Forêts publiera le Bavard, monologue vertigineux où les mots appellent les mots, dans un discours haletant qui programme sa propre destruction. « pure contamination des mots les uns avec les autres (qui) gagne à sa cause délétère les figures mêmes de lauteur et du lecteur, provoquant de la sorte un rare et extraordinaire malaise » Pascal Quignard. Le Bavard annonce la thématique obsessionnelle de Des Forêts : léquilibre difficile entre la soif de parler et le besoin de se taire et aussi la crainte den avoir trop dit au mauvais moment et lincapacité dexprimer ce qui devait lêtre. Le livre passa quasiment inaperçu, venant à vrai dire en pleine époque existentialiste où régnait le littérature engagée peu réceptive aux jeux du langage par trop hors du réel, et ce nest quen 1963, dans sa publication en 10/18 avec une post-face de Maurice Blanchot, que Des Forêts allait prendre la place qui est sienne aujourdhui. Blanchot lannexait à son territoire et y voyait lextraordinaire paradoxe dun livre qui atteignait le silence en parlant et se taisait en disant. Blanchot nallait-il pas mettre en place ici les premiers éléments de la « légende Des Forêts » qui, à ce moment, se conformerait à cette post-face, négligeant de voir la part de jubilation dont le bavardage du texte témoignait aussi ?
Ce qui avait, semble-t-il, échappé à Blanchot, cest que le Bavard était avant tout un collage et une somme de citations venues dauteurs aussi différents que Kleist, Faulkner, Benjamin Constant, Breton ou Dostoïevski et quon pouvait y voir là le signe dune littérature éternellement recommencée, vivante de son passé mais toujours neuve et à découvrir...
Des Forêts installé dans le Berry donnait aussi à cette époque de nombreux textes à des revues telles que LArbalète, les Lettres nouvelles ou la NRF tout en assurant des fonctions de conseiller littéraire chez Robert Laffont. En 1953, il collaborera à lEncyclopédie de la Pléiade et lannée suivante avec Dionys Mascolo, Edgar Morin et Robert Antelme il participera à la fondation du Comité contre la guerre dAlgérie et signera en 1960 le Manifeste des 121. Cette même année 60, il publie chez Gallimard un recueil de nouvelles de nature autobiographique, rédigées sur le mode allusif : trois parues en fait précédemment dans les Lettres nouvelles et la NRF, auxquelles viendront sajouter deux autres textes (dont Un malade en forêt, relatant un événement vécu par lauteur durant son engagement dans la Résistance). Ce sera la Chambre des enfants, « livre unique en son genre » comme lécrivait Pierre Klossowski qui nous donne aussi ceci « Et Des Forêts, ce poète aussi incomparable que son livre, que nous révèle-t-il sinon sa hantise de la scène sans cesse recommencée de lenfant-pubère et donc adolescent, disputant sa propre façon dêtre à lingérence de ladulte ?»
Des Forêts était aussi à la rédaction dun manuscrit dune centaine de pages, abandonné dont uniquement deux chapitres ont échappé à la destruction de leur auteur. Nous verrons sans doute leur publication posthume suivie par les nombreux autres inédits des malles peut-être à ouvrir... Des Forêts avoue lui-même avoir été obsédé par le thème de la destruction : le Bavard ne sape-t-il pas sa parole au fur et à mesure quelle se déroule, détruisant son sens et attaquant sa rhétorique par lemploi de nombreuses tournures orales ou familières ? Il voyait de même dans Finnegans Wake une entreprise de démolition dUlysse et se plaisait à citer cette phrase écrite à propos de Genet : « Il me semble, après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait lune des têtes, est une imposture. »
En 1965, sa fille âgée de 14 ans, meurt accidentellement, deuil quil portera le reste de sa vie et qui le confronte en un certain sens à la vanité de la littérature. Il ne nous donnera alors deux ans plus tard que les Mégères de la mer (sa fille sétant noyée à Venise), transcription prosodique dun autre roman abandonné et histoire dun enfant racontant sa naissance à la conscience par la découverte des femmes et de la mort. 1983 verra une nouvelle version de ce poème de 289 vers, prélude à Ostinato.
Yves Bonnefoy dira des Mégères de la mer quelles «vont bien un jour apparaître comme un des lieux les plus sauvages, comme une des rives les plus déchiquetées dinconnu de notre poésie dOccident, en fait ici très voisine mais non sans un rien de distance, où sobstine notre espérance de la mystique orientale. »
Des Forêts entrera à cette époque au comité de lecture de Gallimard où il siègera jusquen 1993, lisant les autres et négligeant peut-être sa propre création... Un silence de vingt ans quil brisera en 1986 par la sortie des Poèmes de Samuel Wood et qui fit couler toute cette encre sur « la légende Des Forêts ».
« Lorsque jai rencontré Louis-René, en 1969 je crois, il nécrivait plus depuis des années et il me dit quil nen avait plus envie. Je lui affirmais, de mon côté, que lécriture était pourtant absolument nécessaire, même pour désigner son absence (...) Il me répondait obstinément quil néprouvait pas le besoin de signaler quil ne faisait plus le moindre signe (...) Jadmis cette affirmation et je vis en lui un écrivain capable de vivre sans dépendre de lécriture (...) Je pensais que le silence était depuis toujours le thème dominant de son uvre, quelle sétait acheminée vers lui et quelle sy achevait. » J.B. Puech, Septembre 1987
A Paris il ne fréquentait que dautres créateurs : Bonnefoy, Celan, du Bouchet, Klossowski et avec quelques-uns dentre eux fonda et anima la revue lEphémère.
Mais depuis 1975, il avait entrepris la rédaction dOstinato dont des fragments commencèrent à émerger à partir de 1984 dans la NRF et qui mirent treize ans avant dêtre réunis en volume. uvre ultime et manière de testament où il se dévoilait définitivement. Ostinato connut même un succès de librairie (et une édition à France-Loisirs !), assurant une étrange consécration que Des Forêts avait repoussée et presque méprisée durant un demi-siècle.
« Je ne peux pas arriver à terminer ce livre. Dabord, les livres précédents avaient une structure. Elle nétait pas préalable, mais elle sétait faite en écrivant. Là, jai le sentiment quil ny a pas de structure. Cest là quon peut craindre de tomber dans le bavardage. »
Mais demblée, nous avons le sentiment dêtre en présence dun livre classique tant est violente la beauté de cette prose surveillée où percent tantôt lironie tantôt le doute de soi chez un auteur qui raconte son apprentissage au monde et la découverte du langage. Il y a aussi hauteur et élégance dans ce que Pavese appelait « le Métier de vivre » qui sachève par une méditation aux accents pascaliens sur la mort, lécriture et loubli « Que sapaise ce tumulte dévastateur, comme se retire dun pays mis à sac une horde en déroute », dernière phrase dOstinato.
Mais nous reste cette uvre, mélopée lancinante inlassablement travaillée par une pulsion intérieure que seule la mort pouvait achever, et Des Forêts nous disant quil se fiait à son oreille « chose que Rimbaud entre tous maura apprise ».
Et pour finir « Que jamais la voix de lenfant en lui ne se taise, quelle tombe comme un don du ciel offrant aux mots désséchés léclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute puissante sauvagerie. »
uvres
- Les Mendiants (Gallimard)
- Le Bavard ; La chambre des enfants (Collection lImaginaire, Gallimard)
- Voies et détours de la fiction ; Le malheur au Lido ; Poème de Samuel Wood (Fata Morgana)
- Les Mégères de la mer ; Ostinato (Mercure de France)
|