Littérature
Au travers dautres espaces
Texte de Yesi Traduction en français: Gérard Henry
Il y avait longtemps que je nétais revenu au marché de Chun Yeung Street, je nimaginais pas quun hôtel soudainement tombé du ciel sétait glissé au milieu de ces boutiques entassées. Me pressant pour aller voir des amis français de passage, je traversais les étals du marché quenfant, je longeais sur le chemin de lécole. Absolument rien navait changé durant ces dizaines dannées. Le temps cependant navait pas été sans laisser de traces, on pouvait voir en se tenant devant lhôtel, dans la brèche entre les boutiques, les traces noires de fumée et les poussières accumulées sur la maison den face. Mes deux amis, surexcités et curieux, voyant en passant les poissons frétiller dans les seaux, les crabes poilus dans les frigos, les fèves dans les bassins, ne savaient plus où poser les yeux. Ces années-là, North Point portait le nom de Petit Shanghai, je me souviens à la tombée du soir, de lodeur des pains fourrés frits des restaurants shanghaiens, et aussi du parfums aigre, humide et sucré de la boutique des produits du Sud. Ces années-là, lespace semblait beaucoup plus large. Le restaurant Russe blanc exposait dans sa vitrine du pain et du chocolat. Les mannequins portaient des robes de mariées en gaze blanche dans le studio de photographie Cur dorchidée, là où Eileen Cheung se fit photographier. Je sais à peu près où vivaient Eileen Cheung et les intellectuels qui venaient du Sud des années 50. En montant Kings Road, cest la rue tranquille Fort Street. Mais aujourdhui, mes amis français pointent du doigt un nouveau bâtiment aussi long et mince quun lampadaire, comme sils me demandaient sil était vrai ou faux ? Est-ce le ciel qui a laissé tomber une aiguille dans ce minuscule espace ? Les gens peuvent-ils vivre là-dedans ?
Comment te guider pour te faire découvrir ma ville, quand le ciel et la fièvre immobilière lont changée à tel point quelle mest de plus en plus étrangère ? Arrivés à larrêt du tramway, rien de mieux que de sy asseoir, de suivre son pas lent, en regardant là où il nous emmène. Je ne sais pas non plus ce quon verra. Autrefois, je tenais à défendre lidée quil y avait à voir depuis le tramway. Jai cessé. Les voix critiques et éloquentes deviennent de plus en plus étranges. Il vaut mieux regarder plus clairement. Même si le regard de mes amis venus de létranger se pose au hasard, il nest peut-être pas sans intérêt. Notre écrivain français, portant des lunettes noires, se penche vers moi pour mexpliquer : « mes lunettes sont cassées, maintenant ce nest quavec ces lunettes noires que je peux voir clairement. » Le tram rase le coude des bâtiments, si proche, quil nous fait sursauter ! Le bras presque arraché. Tu cherches un arbre ? Je peux te laffirmer, il y aura un arbre, en continuant la route, sur un terrain dénommé Victoria. Quant à la vieille dame, et son nez malheureux, brisé pour en faire un symbole, et badigeonné de peinture rouge très mode, il nest pas évident quelle éveille encore le sentiment historique de la colonie. Il y a encore de lautre côté ce grand bâtiment comme un don du ciel, dont personne nest vraiment satisfait. Nous passons rapidement devant ces laides décorations et laissons tomber. Tu as remarqué ces imitations supposées de lantiquité. Là où il aurait dû avoir des fenêtres, on a au contraire érigé quelques grandes colonnes. Se pourrait-il quà lintérieur, les volumes nexistent pas non plus et que lon ait érigé seulement de grandes colonnes ? Il faudra aller sen rendre compte clairement lors de louverture. Peut-être pourras-tu voir plus clairement avec tes lunettes noires ?
A Causeway Bay, tu as vu dans un rond-point un petit espace, qui ne peut contenir quun arbre, tu ne peux tempêcher de rire. Serait-ce notre esplanade ? Ah, ne ris pas, cest lendroit où les tramways font demi-tour, la petite échoppe où les filles du collège Saint Paul sassoient en cercle pour manger leurs snacks, la maison de thé du Phnix, la maison des Editions dAsie. Là se sont accumulées les prémices dune culture. Dans le cinéma Hoover dà côté, jai vu Viva Maria de Louis Malle, Jeanne Moreau et Brigitte Bardot participèrent à la révolution mexicaine. Dans le cinéma Roxy den face, jai vu Mon oncle de Jacques Tati et puis un film français en noir et blanc, A bout de souffe traduit en (Mer de désir, esprit terrifé), cest la première fois que tu as entendu le nom de Godard, et tu es aussi ensorcelé par Jean Seberg avec ses cheveux courts lisant avec tendresse et sérieux Faulkner, jusquà ce que nous découvrions le mécontement du public tout autour, trompé par le nom traduit du film. Tu en es sorti avec une excitation indicible. Si tu connaissais un peu plus de lhistoire de cet endroit, jamais tu ne pourrais dire que ce nest pas notre esplanade.
Les routes ne sont pas toutes droites comme un i. Le tram ne va pas non plus toujours droit de lavant. A Causeway Bay, il tourne en cahotant dangereusement vers la rue Percival, il semble quen tournant, il ne puisse porter sa charge, prêt à vaciller à tout moment. Mais il passe en cahotant. Nous sommes assis dans le tram, ayant pensé en changer, mais y sommes restés encore. Il tourne ensuite dans Happy Valley, se préparant à traverser la grande rue encombrée ou peut-être un autre paysage résidentiel.
Un magasin de meubles italiens, le collège Saint Paul, le restaurant Amigo... tu veux savoir sil y a un cimetière ? Tout est devant. Des nécessités de vie, il y a à peu près tout. Le tram ralentit peu à peu, nous voyons la foule venir vers nous. Le tram sarrête en bordure du tapis vert. Cest la fin des courses de chevaux. De fait aujourdhui est un jour de courses. Pour la plupart des gens cest assurément ce dont ils ont le plus besoin dans la vie.
Attendons alors. Nous les autres gens. Toujours attendre. Attendre que la marée humaine passe. Attendre que la tempête passe. Attendre que le prix des immeubles baisse. Attendre que les catastrophes passent. De Happy Valley à lentrée de Tin Lok Lane. Toujours attendre. Le tram ne cesse davancer et darrêter. De la maternité de lhôpital au cimetière, passant son chemin en bringuebalant. Le ciel sassombrit. Tu ne vois que des bandes dombres noires. Le bâtiment du Jockey Club. Le bâtiment de lAgence Chine nouvelle. Devant, le vide sans lombre dun homme. Le coin dune rue tranquille. Avançant à grands efforts en cahotant, sarrêtant de nouveau.
Le tram sarrête entre deux hauts immeubles. Comme sil ne pouvait plus bouger. Cher visiteur, cette fois tu as vraiment loccasion dexpérimenter la vie des locaux. Les petites choses et les ennuis du quotidien que dun côté on ne peut éviter, quen penses-tu ?
De ce côté de Wanchai, il y a de vieux bâtiments. Ce ne sont pas les plus vieux de la sorte. Tu voudrais voir le temple chinois, Suzie Wong, les pousse-pousses, les bars ou le Wanchai des dapaidong? Ça dépend si tu tournes à gauche ou à droite. Si tu tobstines sur le modernisme, nous pouvons aller voir larchitecture du marché de Wanchai de style Bauhaus, à qui les étals de marchandises ordinaires font perdre du caractère. Le Hopewell Centre tourne-t-il encore ? Ou bien est-il déjà devenu une porte tournante rouillée ? Je ne saurais dire. Les chaises en rotin, les rideaux et les oreillers mlleux des habitations, cuisine familiale à la vapeur, à létuvée, à létouffé. Wanchai nest plus Suzie Wong, mais tout le monde se souvient que cest encore Suzie Wong.
Je suis derrière tes lunettes noires, ton regard en direction des sommets pointus des immeubles. Puis je regarde aussi en détail les petites fenêtres, les décorations étranges des toits. Comme si vraiment je ne les avais jamais vus, jamais regardés sous cet angle. Langle dun pays étranger, derrière des lunettes noires donne aussi à notre paysage à lorigine familier un sentiment détrangeté.
« Pourquoi les bus sont-ils tous vides, la route est pourtant encombrée de voitures ? » demanderais-tu par exemple, comme cela.
Le tram sarrête dans ses rails, comme sil narrivait jamais à tel Daifathau. Tu as probablement remarqué que tout le monde se précipite, mais il ny a pourtant pas despace où sactiver ?
Tintéresseras-tu aux boutiques de mode de Pacific Place? Comment I. M. Pei construit la banque de Chine tel un bambou sur une pente ? Veux-tu aller à lancienne banque de Chine regarder les collections de Pop Art Politique, boire un verre au bar de La Longue Marche ? Si tu es venu il y a quelques années au bar de Lascar Row de lhôtel Hilton boire un Martini, aujourdhui tu seras surpris de voir quil a disparu sans laisser de trace. Il ny a que les agences immobilières qui soient éternelles.
Ton regard derrière les lunettes noires quelquefois sarrête sur un point, quelquefois senfuit. Tu regardes cette banque qui se dit de style post-moderne dessinée par Foster, ses ingénieurs et ses matériaux de constructions ont été rassemblées et importés de partout. Les frontières entre intérieur et extérieur, haut et bas sont floues. Il ne reste quune paire de lions sans pouvoir gardant la porte... mais la porte nexiste pas non plus. Si tu connaissais un peu plus lhistoire de cet endroit, tu pourrais savoir quici était, dans le passé, le centre de léconomie et du pouvoir britannique. Lesplanade en face nautorise pas la construction de grands immeubles. Maintenant, quantité de gens sassoient sur lesplanade. Les domestiques venues des Philippines sy réunissent un jour par semaine, apportant nourriture et boisson, chantant, dansant, écrivant des lettres, bavardant, achetant et vendant des articles quotidiens, prêchant leur religion et manifestant avec enthousiasme, transformant lendroit une fois par semaine en un carnaval. Le lieu est pour elles plus intéressant que la place à la statue de la Reine. Lespace urbain na pas de vie, il dépend de comment les gens lutilisent, le changeant sans cesse, le transformant en une forme contemporaine, en leur esplanade.
Tintéresses-tu à un autre type despace ? Suis lescalator mécanique piétonnier escaladant la montagne, tu peux voir les appartements des deux côtés, observer comment lescalator mécanique et fluide a changé notre point de vue sur le paysage de ce quartier. Tu demandes soudain : « y a-t-il quelque endroit où lon puisse voir des uvres dartistes locaux ? »
Il y en a. Tout à lheure, nous descendrons du tram, monterons chercher quelques espaces pas trop isolés, pas trop étroits, quelques espaces où lon peut voir plus de vies et de styles différents, quelques espaces qui ne sont point trop clos.
Maintenant, le tram suit ses anciens rails, continue à avancer, tanguant et cahotant. Il traverse lancienne poste disparue, passe lancienne caserne des pompiers, le marché de Central qui a fermé ses portes, le bâtiment Man Yee qui a subi une opération de chirurgie esthétique, savançant vers les vieux quartiers de Sheung Wan et de Sai Wan, là, tu peux encore voir quelques vieux bâtiments chinois : ces vieux immeubles de 4 ou 5 étages avec au rez-de-chaussée des boutiques et à létage des habitations, ils portent encore les styles de Shanghai et de Canton davant-guerre, proclamant leurs liens avec le passé.