Poésie
Texte : Bernard Pokojski

Ghérasim Luca, le chant des Carpathes

Le plus grand poète français, mais justement il est roumain, c'est Ghérasim Luca ; il a inventé ce bégaiement qui n'est pas celui d'une parole, mais celui du langage lui-même. » Gilles Deleuze

Que Deleuze se soit intéressé à « cet apatride de singulière expression », comme le désigne André Velter, ne fit rien pour qu'il soit reconnu d'un plus large public de lettrés ni que son nom même n'éveille quelque faible lumière dans le cerveau de nos contemporains... Peut-être faudrait-il apporter à leur défense que Ghérasim Luca publia clandestinement son premier texte en français à Bucarest, en 1945, aux Editions de l'Oubli...

G. Luca naîtra dans cette ville en 1913 dans un milieu ashkénaze libéral, ce qui le mettra très tôt en contact avec la diversité des langues : roumain, yiddish, allemand (l'instrument de la philosophie et de la psychanalyse), français (langue de la culture littéraire). Le yiddish sera plutôt quant à lui le signe de sa différence car dans les années 30, c'est-à-dire au moment où G. Luca allait naître à la littérature, cette langue devenait l'objet d'une tentative radicale d'extermination de la part du gouvernement roumain. Pour répondre à ces attaques antisémites, dont les Gardes de fer allaient se charger, G. Luca et certains de ses amis choisirent la provocation afin de stigmatiser et ridiculiser le racisme tout autant que le puritanisme. Il sera l'un de ceux qui diffuseront à leurs propres risques l'ouvrage Pula-La Bite qui aura pour effet premier de l'envoyer directement en prison après s'être attiré les foudres du premier ministre. Là, il rencontrera un ouvrier typographe qui l'entraînera à participer à La Parole libre, journal d'opposition dirigé par des socialistes et des communistes clandestins. Pour Luca, il n'était pas question de refuser, malgré son horreur instinctive de tous les embrigadements car il fallait répondre dans l'urgence à la violence quotidienne dirigée contre les Juifs et les Tziganes accusés de tous les maux de la société roumaine. G. Luca se retrouvera correspondant de son journal à Paris en 1938, il y renouera des liens avec Victor Brauner et Jacques Hérold. Il participera même au Salon des Sur-indépendants mais bien qu'ayant échangé des lettres avec André Breton, refusera de le rencontrer.

La guerre mondiale déclarée, G. Luca reprend le chemin de la Roumanie en compagnie du poète roumain Gellu Naum. Ce fut miracle qu'il ait échappé à la déportation, mais astreint aux brimades et aux travaux pénibles, il vivra dans une angoisse perpétuelle et se dira « naufragé », ayant renoncé à son activité littéraire pour ne participer qu'à quelques réunions clandestines. La guerre finie, allait naître l'espoir d'une société plus juste et plus libre. Jusqu'à la fin 1947, qui vit la proclamation de la Roumanie démocratique, il connaîtra une frénésie créatrice, contenue sans doute par toutes ces années de souffrance. Il écrira en roumain l'Inventeur de l'amour, la Mort morte et un Manifeste non-œdipien, textes très importants dans son œuvre, mais décidera de ne plus écrire désormais qu'en français. André Velter dira que par là, G. Luca coupait en quelque sorte « ce cordon ombilical (...), geste radical qui dévoile un défi majeur : en finir avec l'ordre “naturel”, “héréditaire” des discours, en finir avec l'ordre tout court. » G. Luca entrait définitivement dans « un exil linguistique » en choisissant une « langue non-maternelle » qu'il allait plier à sa poétique personnelle pour qu'elle dévoile des secrets si longtemps cachés aux yeux et aux oreilles de tous.

L'Inventeur de l'amour et Mort morte seront traduits et revus par G. Luca dans les derniers moments avant sa disparition. La Mort morte contient déjà toute la thématique de Luca, précipité hallucinatoire d'absolue liberté et tentative de « redécouverte théorique et expérimentale de l'univers ». On y voit aussi à l'œuvre son besoin de négation permanente
  « Et si l'homme est ainsi parce qu'il naît
  alors il ne me reste plus qu'à refuser
  la naissance
  Je refuse tout axiome
  même s'il a pour lui l'apparence
  d'une certitude. »
Refuser la négation serait chez Luca en quelque sorte mourir mort-né
  « la vie devient une scène
  où l'on interprète Roméo, Caïn, César
  et quelques autres figures macabres.
  Habités par ces cadavres
  nous parcourons comme des cercueils
  le chemin qui relie la naissance à la mort »

Dans cet univers poétique, la colère, la sensualité et la dureté se côtoient dans une atmosphère qui va parfois jusqu'à la claustrophobie et la langue oscille entre balbutiement et déferlement. La dépression est toujours prête à faire son œuvre tout en revêtissant les habits de l'humour noir
  « Je fais plusieurs jours de suite
  des tentatives de suicide »
et par le menu, avec force détails, il nous décrit cinq de ses tentatives baignées dans une folie euphorique : « Je suis si excité/que j'oscille constamment/entre la tentation de me suicider/et celle de jouir. »

Mais la Roumanie démocratique n'était pas non plus un paradis et Luca essaiera une première fois de s'enfuir, échouant et devant alors attendre longuement un visa pour Israël... la Roumanie monnayait chèrement ses citoyens juifs. Il obtiendra les papiers nécessaires et en Israël il échappera par tous les moyens au service militaire, vivant caché dans une grotte qu'il éclairait à l'aide d'un miroir qui captait les rayons du soleil. Nouvelle farce de l'Histoire pour celui qui s'est toujours proclamé comme « l'étran-juif », pourchassé en Roumanie pour ses origines et reclus dans l'obscurité sur la terre de ses pères... En 1952, il se retrouvait (ne disons jamais enfin) à Paris pour devenir l'apatride qui allait faire craquer la langue française. En 1953, le Soleil noir, publie Héros limite qui inaugure son activité non-œdipienne et consacre l'exil définitif, « un déséquilibre où se tenir en équilibre » fondé sur un désenchantement radical où « tout doit être réinventé ».

G. Luca se lancera alors dans une aventure sans précédent dans notre langue qui le verra pétrir et décomposer les mots du français en un bégaiement insolite qui révélait sa puissance physique et spirituelle alliée à une ironie et une sensualité extraordinaires. « Qu'on brise la forme où le mot s'est englué, et de nouvelles relations apparaissent ; la sonorité s'exalte, les secrets endormis surgissent, celui qui écoute est introduit dans un monde de vibration qui suppose une participation physique, simultanée, à l'adhésion mentale. Libérez le souffle, et chaque mot devient un signal », avait-il déclaré dans son Introduction à un récital.

A partir des années 60, il se fera une joie de participer à des récitals de poésie (15 a-t-il été compté) qui le mèneront de Stockholm à New York et le public sera au cœur d'une étrange expérience, plus sensible encore par son accent roumain qui fait déjà de la langue une matière plus épaisse, quasi charnelle et obscure dans laquelle le sens doit creuser son propre tunnel. G. Luca se plaira d'autre part à bégayer la langue, non pour atteindre à un quelconque ésotérisme mais pour relater d'étranges expériences. La chaîne des mots se trouvant ébranlée par leur découpage qui peut se faire en leur milieu ou leur juxtaposition qui crée une multiplicité de sens nouveaux et de bifurcations...

A la fin des années 80, G. Luca fut une nouvelle fois victime des circonstances car habitant dans le même atelier parisien depuis son arrivée dans cette ville, il reçut une notification d'expulsion : son logement étant jugé insalubre, il en était chassé pour être relogé par la ville. Or, pour obtenir cette faveur, il devait présenter des « papiers dûment en règle » avec mention de sa nationalité. Cet apatride qui répondit imperturbablement aux fonctionnaires qu'il était poète « Mais ce n'est pas un métier ! », se résigna la mort dans l'âme à être naturalisé français. De cette véritable épreuve qui avait fait remonter de sa mémoire les exactions du passé, il perçut tout autour de lui le retour des idéologies et des comportements qui l'avaient obligé à fuir la Roumanie et alors « le 9 février 1994 (...) il se rendit sur l'Île Saint-Louis, au cœur de Paris où il attendit sans doute la pleine nuit désertique pour se laisser couler en silence dans l'eau noire de la Seine. Avant cet acte héroïque, imaginons-le attablé dans le bar-tabac de l'Île Saint-Louis, près du Pont-Marie. Il y écrit vers minuit une lettre à Micheline Catty. Il lui annonce son intention de quitter “ce monde où les poètes n'ont plus leur place” (...) On a retrouvé son corps le 6 mars. » Michel Camus : « Qu'en penses-tu, Ghérasim ? ». Poésie 94, n° 53 (juin).

Ghérasim Luca devait sans doute y retrouver Paul Celan, son ami, juif roumain comme lui, mais poète de langue allemande...

Quart d'heure
de culture métaphysique
Allongée sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort étendue au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains
Élever ensemble les idées
sans atteindre la verticale
et amener en même temps la vie
devant le vide bien tendu
Marquer un certain temps d'arrêt
et ramener idées et mort à leur position de départ
Ne pas détacher le vide du sol
garder idées et mort tendues
(Le Chant de la carpe, Poésie/Gallimard, p.91)

- Œuvres de Ghérasim Luca, aux éditions José Corti (consultez leur site)
- Ghérasim Luca par Ghérasim Luca, 2 CD chez Corti aussi.
- Héros Limite/Le Chant de la carpe/Paralipomènes en poésie / Gallimard ( belle préface d'André Velter)
- Pour les curieux, vient de sortir aux éd. Oxus (415p. 23 euros) Roumanie, capitale... Paris, Guide des promenades insolites sur les traces des Roumains célèbres de Paris.


詩詞

蓋拉桑.呂卡—— 喀爾巴阡山之歌

〝最偉大的法國詩人,但卻是羅馬尼亞人,這便是蓋拉桑.呂卡。他創造了一種結結巴巴的風格,但這不是說話的結巴,而是語言的結巴。〞─── 吉勒.德勒茲
誠如安德烈.韋爾特(André Velter)指出的,德勒茲對這個〝風格獨特的無國籍者〞的濃厚興趣,並不能為他贏得文學界更廣泛的認同。他的名字在我們同時代人中也甚少有人認識。我想這點多少應歸因於他是於一九四五年於布加勒斯特秘密地發表了用法文寫的處女作,這篇文章由忘卻出版社(Edition de l'Oubli)發表。

蓋拉桑.呂卡於一九一三年誕生於布加勒斯特一個德系猶太家庭中。這樣,他很早便接觸了幾種不同語言:羅馬尼亞語、意第緒語、德語(哲學和心理分析的語言)、法語(文學語言)。對他而言,意第緒語是令他有別於他人的標記。因為在上世紀三十年代,亦即呂卡投身文學的時代,意第緒語成了羅馬尼亞政府決意徹底消滅的語言。為反擊警察當局視為重任的對猶太人的迫害,呂卡和他的一些朋友們決定向當局挑釁,譴責、嘲笑種族主義和清教主義。他和其他人一起,冒著身命危險散發《蠢蛋皮拉》(Pula-La Bite)這本書。這事在遭總理的一番怒斥之後,呂卡遭逮捕,鋃鐺入獄。在監獄裡,他認識了一個印刷工人。這工人唆使他參加〝自由譚〞(La Parole libre)的工作,這是一份由地下社會黨人和共產黨人領導的反對派報紙。雖然呂卡對參加一些團體本能地感到厭惡,但他沒有理由拒絕。他必須迅疾地反擊對猶太人和吉普賽人無時無地的迫害,他們被指責是羅馬尼亞社會的禍害。蓋拉桑.呂卡於一九三八年成為巴黎一份報紙的通訊員,結識了維克托.布羅內(Victor Brauner)及雅克.埃羅爾德(Jacqeus Hérolde)。他還參加了〝獨立派沙龍〞(Salon des Sur-indépendants)。雖然與安德烈.布勒東有書信往來,但卻拒絕和他見面。

戰爭爆發了,蓋拉桑.呂卡在羅馬尼亞詩人熱魯.諾姆(Gellu Naum)的陪同下又回到了羅馬尼亞。他沒有被關進集中營,可謂奇蹟,但卻被強迫做苦工,受盡羞辱。除了參加一些秘密集會,他可說放棄了文學活動,生活在無止境的焦慮不安之中,他說自己是一個〝海上遇難者〞。戰爭結束後,出現了建立一個更公正更自由的社會的希望。一九四七年末,他終於目睹了民主羅馬尼亞的誕生。由於多年來的痛苦,壓抑在心中的創造欲望迸發了出來。他用羅馬尼亞文寫出了 《愛的創造者》(L'Inventeur de l'amour)、《壽終正寢的死亡》(La mort morte)及《非戀母情結宣言》(Manifeste non-œdipien)三篇文章,在他的著作裡佔有舉足輕重的地位。但他卻決定從今以後只用法文寫作。安德烈.韋爾特說他此舉是割斷了〝臍帶⋯⋯ 背水一戰的重大挑戰:與‘自然的'、‘世代相傳的'言語的秩序告別,簡單地說即與秩序告別。〞從此他義無反顧地開始了‘語言的流放‘,選擇了以‘非母語'來探討他個人的詩學,揭示出長久以來隱藏心中不為人耳聞目睹的秘密。

在他臨終前的最後時日,蓋拉桑.呂卡翻譯、審閱了《愛的創造者》及《壽終正寢的死亡》兩文。在《壽終正寢的死亡》一文裡已包含呂卡作品的主旋律,即如夢似幻地迅疾衝向絕對自由及〝從理論和實踐上對宇宙再認識〞的嘗試。在他的作品裡我們可以看到他始終不渝的否定態度。

〝如果人生下來就是這樣,
那我不願來到這世上。
我拒絕任何公理,
即使它表面看來令人堅信不移。〞
拒絕否定對呂卡而言,無異於像死產兒那樣死去。
〝生活變成了這樣一場戲,
人們扮演著羅密歐、該隱、凱撒
以及其他一些可怖的人物。
心中縈迥著這些死人,
我們好像一副副棺木
從連結誕生和死亡的路上走過。〞

在這個詩意的天地裡,憤怒、肉慾的歡樂、苦難在一種有時變成幽閉恐懼症的氣氛裡交織一起,語言在囁嚅結巴及開懷暢言之間左右搖擺。他的作品總是帶著抑郁消沉,卻也不乏黑色幽默
〝連日以來我不停地
做著自殺的嘗試。〞

他不厭其煩、詳細地向我們訴說了他五次沉浸在欣快的瘋狂中的自殺企圖:〝我是如此激動,以致在自殺的誘惑和享受的誘惑之間總是舉棋不定。〞

然而民主羅馬尼亞並非天堂,於是呂卡第一次試圖偷渡出境,但沒成功。他只好耐心等待到以色列的簽證……羅馬尼亞在這些猶太公民身上牟取暴利。他終於獲得出境的一應證件,來到了以色列,但卻千方百計逃避兵役 ,躲藏在一個陰暗的洞穴裡,靠一面鏡子借光。對一向自稱是一個〝異國猶太人〞的呂卡,歷史跟他開了一個新的玩笑。他在羅馬尼亞因種族岐視遭追逐,而在自己祖先的土地上,卻隱居在陰暗的角落裡。一九五二年他來到巴黎,成了無國籍人士,並將對法蘭西語言來個衝擊。一九五三年,黑太陽出版社(le Soleil noir)出版了他的《極限英雄》(Héros limite),揭開了他非戀母情結活動的序幕,並正式開始了他的流放生涯,一個建立在〝一切都應重新創造〞的徹底醒悟基礎上的〝平衡中的不並衡〞。

蓋拉桑.呂卡於是投入了一場前所未有的對法蘭西語言的探索,但見他捏揉著、分解著法語字詞,把它變成一種反常的結結巴巴的東西,揭示了蘊含力量。〝讓我們打碎字詞依附的形式,讓新的聯繫顯現出來;發出鏗鏘的聲音,突現沉睡的秘密。聽者被引進一個顫動的、物質同時融匯於精神的世界。舒暢了呼吸,每個字都變成了信號。〞他在〝獨奏音樂會引言〞一文中這樣寫道。

自六十年代起,他愉快地參加了詩歌朗誦會(共計十五次),他從斯德哥爾摩直奔紐約,聽眾感受了一場奇特的經驗,由於那羅馬尼亞口音更令人感動。這異國口音令語言變得更厚實豐滿、近乎肉感、朦朧隱約,在這種語言裡,感覺必須開鑿自己的隧道。呂卡樂於結結巴巴地對待語言,目的不在追求玄奧難解,只是以此敘述奇特的經驗。字詞的聯繫由於從當中切開又或者由於創造出眾多新含義及分岐的並列而被動搖了。

八十年代末,呂卡再次為環境所迫,他接到一份通知書,要他從自抵埗巴黎以來一直居住的工作室搬出,原因是其住所被認為不合衛生。他被趕出,由當局為他另行安排住處。為得到這個優惠,他需呈交附有國籍的〝合乎條例的證件〞。這位無國籍人士在回答官員的問話時堅持說自己是一位詩人。〝但這不是職業啊!〞官員道。他絕望地歸化了法國籍。這個遭遇使他不由想到過去的悲慘經歷。他發覺那迫使他離開羅馬尼亞的種種思想行為重又出現在他週圍。一九九四年二月九日,他到聖路易島,到巴黎的中心去。在那兒,他等到夜闌人靜,萬籟無聲時,悄悄地將自己沉入塞納河裡。在這一壯舉之前,可以想象,他坐在近瑪麗橋(Pont-Marie)聖路易島的一家兼賣香煙的酒吧的桌子前。午夜時分,他給米塞琳.卡蒂(Micheline Catty)寫了一封信,信中他說欲離開〝這個詩人已無立錐之地的世界〞……三月六日,人們發現了他的屍體。蓋拉桑.呂卡大概在塞納河裡和他的朋友保羅.塞朗(Paul Celan)相會了。和他一樣,這個朋友也是一個羅馬尼亞猶太人。不同的是,他是一位德語詩人。