Graffiti 塗鴉藝術
Texte : Gérard Henry
La disparition d'un empereur
L'été hongkongais 2007 a vu la disparition d'une des figures les plus mémorables de la ville et peut-être aussi, comme le titrait un magazine, l'une des moins influentes et des plus fragiles sur l'échiquier du pouvoir hongkongais. La nouvelle a pourtant fait la une de toute la presse asiatique et a gagné aussi les Chinatown occidentales :« L'Empereur de Kowloon est mort ! »
Si vous n'êtes pas encore familier avec le territoire hongkongais, sachez que Kowloon, mot cantonais signifiant « Les neuf dragons » est, à l'une des pointes méridionales de la Chine, la petite péninsule qui constitue la partie continentale de la ville de Hong Kong et abrite dans un réseau urbain très dense quelques millions d'habitants.
Celui qui s'était lui-même proclamé « Empereur de Kowloon » il y a plus de 50 ans, véritable figure emblématique de la ville, était aussi à 85 ans, le plus vieil artiste de graffitis au monde. Si vous vous êtes promené dans les rues de Hong Kong au cours de ces cinquante dernières années vous ne l'avez peut-être pas rencontré, mais vous avez sans doute croisé son chemin et si vous avez l'œil vif et curieux, vous avez sans doute remarqué sa calligraphie qu'il a inlassablement tracée pendant 50 ans sur les lampadaires, les bancs, les portes, les armoires électriques et un grand nombre de murs de la ville.
Pas un espace de cette mégalopole qu'il n'ait parcourue. Chaque jour comme un animal qui marque son territoire, il est sorti, un peu bossu, puis plié par l'âge, claudi-quant pénible-ment sur ses béquilles, les pinceaux et un grand seau d'encre noire à la main.
Pour certains, cette calligraphie serrée, succession de grands et de petits caractères, tour à tour hachée, dansante, légère ou épaisse est géniale et rappelle la calligraphie de l'époque des Han, pour d'autres, elle est celle d'un fou. L'empereur, alias Tsang Tsou Choi, n'en avait cure, il ne s'était jamais dit artiste et écrivait de façon obsessionnelle, contant son histoire à qui voulait l'entendre et insultant sa grande rivale, la reine Elisabeth II d'Angleterre qui lui avait usurpé le trône. Il se disait par son mariage, descendant de la famille impériale chinoise, mais surtout, ayant consulté les archives généalogiques et les anciens cadastres, avait découvert que son clan familial des Tsang, possédait avant l'arrivée des coloniaux anglais, une grande partie de Kowloon. Il dénonçait inlassablement cette injustice et accusait la reine de lui avoir spolié ses terres.
Notre Empereur avait de la suite dans les idées, la police de sa gracieuse majesté la reine l'emprisonna de multiples fois pour délits sur la voie publique, les services de la voirie reblanchissaient inlassablement les murs après ses passages, mais rien de cela ne refroidissait son ardeur vindica-tive.Chaque matin, l'Empereur, imperturbable, reprenait clopin, clopant son seau et ses pinceaux et entamait un nouveau mur. Cela dura ainsi 50 ans.
Rejeté par sa propre famille qui ne supportait plus ses frasques, il vivait seul dans une petite chambre ornée du sol au plafond de sa folle calligraphie. Pour ses voisins, c'était Oncle Tsang, pour la police, un véritable cauchemar et pour les Hongkongais, une silhouette famillière dont les graffitis étaient devenus aussi naturels que les arbres de leurs jardins.
Tsang Tsou Choi pratiquait depuis quelques dizaines d'années sa routine quotidienne, lorsque soudainement dans les années 90, l'art moderne le rattrapa. A travers les discours éclairés de commissaires d'art contemporain, les Hongkongais découvraient que Oncle Tsang, leur empereur, était soudainement devenu un grand artiste, le roi du graffiti. Un grand couturier fit de sa calligraphie le thème de son défilé de mode, des designers en firent des collections d'objets, des magasins de literie, des draps de lit. Chacun lui apportait qui, sa voiture, qui ses rideaux à calligraphier. On l'exposa même à la biennale de Venise, on vendit une de ses œuvres des milliers de dollars aux enchères. La presse internationale à la recherche de sujets épicés le traquait dans les ruelles hongkongaises, on organisa une rétrospective dans un centre d'art et l'on alla le chercher en Rolls.
Mais le vieil homme, tout en se laissant ainsi trimballer, était sérieux. Resté pauvre, il n'avait aucun intérêt pour quelque art que ce soit et continuait seulement avec véhémence à proclamer son droit sur son territoire. Le 30 juin 1997, lorsque le départ des Anglais sonna, il était là à deux pas de la résidence du dernier gouverneur, et lorsque ce dernier quitta pour toujours sa demeure, que tous les murs sur son trajet avaient été peints d'un blanc frais, que la Rolls royale passait solennellement, il entama à grands coups de pinceau ces murs fraîchement repeints. Ce fut le plus beau geste de cette journée de pluie battante qui marqua le dernier jour de l'Empire britannique en Asie.
Inlassablement, les Anglais partis, il continua néanmoins à peindre, car avant tout, il aimait surtout l'encre et le pinceau. Ses forces l'ont cependant lâché cet été, quelques jours après les cérémonies du 10e anniversaire de la rétrocession.
Il est maintenant disparu, ses calligraphies ont été presque toutes recouvertes et les balayeurs qui l'ont maudit le regrettent. Les Hongkongais qui l'ont aimé sans le savoir ressentent soudainement un vide, comme si la peau de leurs murs s'était figée.
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