Chanson francophone 法語歌曲
Texte : Serge Priniotakis

Chansons « en écho » : une spécificité francophone ?

Parmi les manifestations consacrées à la fête de la Francophonie dans le monde, un très grand nombre d¹entre elles concerne chaque année ce qu'il est désormais convenu d'appeler la « chanson francophone ». Pour ne parler que de Hong Kong, 2008 a vu  l'organisation par le Consulat Général de France d'un concours de chansons, l'accueil par l'Alliance Française du groupe breton Rue d'la Gouaille, et le concert de la chanteuse canadienne Athésia, sans parler de la place centrale qu'ont prises les chansons à l'intérieur de nos cours de langue durant cette période. C'est dans ce contexte que le 11 avril, Louis-Jean Calvet donnera une conférence intitulée « L'histoire de la chanson française récente : tradition et mutation ».


• Louis-Jean Calvet sera à l'Alliance Française le 11 avril 2009

Il y a, bien entendu, pour expliquer cet engouement, le côté musical et festif, qui ajoute à cette célébration de la langue une dimension fédératrice. Et puis, il y a la langue elle-même : une chanson, c'est aussi un texte, et il semble naturel de ce point de vue d¹intégrer cette forme d'expression à cette fête. Mais cela suffit-il à justifier l'appellation « chanson francophone » ? Car, de la même façon que la Francophonie ne saurait se limiter au partage factuel d'une même langue, on peut imaginer que la chanson francophone ne saurait se limiter au simple fait qu¹elle s'exprime en français.

Or, si la Francophonie est un réseau, qui à la fois promeut et protège la langue (et donc, en même temps, une certaine façon d'être et de penser), la chanson francophone, de son côté, semble reprendre à son compte cette communication réticulaire. Les chansons se répondent et s'interpellent entre elles, installant un dialogue perpétuel entre passé et présent : Gainsbourg compose et chante La chanson de Prévert et réactive ainsi le souvenir des Feuilles mortes ; Maxime LeForestier prolonge, dans La Visite , la Supplique pour être enterré à la plage de Sète de Brassens, en racontant son propre pèlerinage sur la tombe du Maître. Cette forme d'intertexte peut prendre parfois un caractère encore plus subtil, quand au détour d'un vers on fait simplement allusion à une autre chanson : ainsi dans Gaby oh Gaby d'Alain Bashung entend-on « STu veux qu'j' te chante la mer, le long, le long, le long des golfes pas très clairs», citation à peine cachée de La mer de Charles Trenet (« La mer qu'on voit danser / Le long des golfes clairs »S) Brel, lui, pousse le vice jusqu'à se citer lui-même : ainsi Les bonbons sont prolongés par Les bonbons '67 , où l'on retrouve le même personnage quelques années plus tard, changé, mais toujours aussi ridicule.


• Charles Aznavour et Louis-Jean Calvet

Ce phénomène d'écho, dans la chanson francophone est, à mon sens, la conséquence d'une intention particulière, qui conduit souvent le parolier à prendre la langue elle-même pour objet de sa chanson, de sorte que, par un phénomène de rebond, il en vient à s'inscrire explicitement dans une lignée, s'installant dans une tradition chansonnière qu'il crée et prolonge dans le même mouvement. Cette intention se manifeste le plus souvent par un jeu sur les sonorités : avant même de comprendre ce dont il s'agît dans Ta Cathy t'a quitté de Boby Lapointe, ou dans La Javanaise de Gainsbourg, nous sommes projetés dans un univers sonore fait d'allitérations qui nous redirige constamment sur la langue et non pas sur ce qui est signifié. Nino Ferrer, lui, va encore plus loin dans cette direction quand dans le refrain du Téléphon , toutes les rimes se calquent sur « répond », au détriment de la prononciation : « Gaston, y'a l'téléphon qui son, et y'a jamais person qui y répond ! ». Enfin, Gainsbourg, encore lui, s'attarde même sur la plus petite unité graphique : la lettre. Dans La Lettre , justement, nous écoutons la lecture d'une lettre d¹amour désespérée par son destinataire insensible, qui se contente d'en corriger les fautes d'orthographe, alors que dans Laetitia , ce prénom, en guise de refrain, est épelé de façon obsessionnelle.


• L.J. Calvet avec Léo Ferré, 1972

Les chansons traditionnelles ne sont pas exclues de ce mouvement : Les filles de la Rochelle sont reprises par Hubert-Félix Thiéfaine, mais on s'apeçoit qu¹entre temps « elles ont attrapé le scorbut ». La Marseillaise de son côté ne compte plus ses reprises et ses citations : et lorsque Renaud crie « La Marseillaise, même en reggae / ça m'a toujours fait dégueuler », et fait scandale avec Qu'est-ce que j'ai fait de mon flingue ? , il répond à la non moins scandaleuse version reggae de Gainsbourg : Aux armes , etc.

L'attention prêtée à la forme est la caractéristique de toute création littéraire et poétique, et nous savons combien la chanson s'en réclame ; mais ce retour caractéristique de la chanson francophone sur elle-même, au travers de sa focalisation sur la langue, me semble particulièrement apte à contribuer à la définir. Sans doute ce phénomène existe-il dans d'autres traditions chansonnières, et sans doute toutes les chansons francophones ne relèvent-elle pas de cette seule grille de lecture. Mais dans la recherche de traits généraux, de grandes lignes directrices, cette approche peut servir de critère fédérateur à ce vaste réseau qu'on appelle chanson francophone. En tous cas, c'est peut-être dans cette perspective qu'il faudrait inscrire la conférence de Louis-Jean Calvet.