Anthropologie 人類學
Texte : Frédéric Keck
Photos : Courtoisie Anne Lemaire, Editions Gallimard

Claude Lévi-Strauss fête ses cent ans en toute jeunesse


• Au Brésil, vers 1935

Claude Lévi-Strauss a eu cent ans le 28 novembre dernier. L'événement avait, pour beaucoup d'entre nous, le même sens que l'élection de Barak Obama qui a ouvert ce mois de novembre : on l'attendait, on le prévoyait, on l'espérait, mais on se disait « va-t-il y arriver ? » ; et, une fois la chose faite, on mesure l'immensité de la tâche qui reste à accomplir sous son inspiration. Quel rapport entre le centenaire d'un anthropologue de renommée mondiale et l'élection du premier président post-racial aux Etats-Unis ? Pas seulement leur affirmation commune de l'égalité de toutes les races pour faire face aux problèmes qui concernent tous les hommes (et en particulier à la catastrophe écologique en cours, dont tous deux ont pleinement conscience) ; mais, plus profondément, en ce que ces deux événements marquent peut-être, le retour d'une forme de clarté après une longue période de confusion dans la vie intellectuelle et politique. Obama renouvelle le contrat originel de la République américaine (la Déclaration d'indépendance) en y intégrant toutes les races ; Lévi-Strauss reprend le flambeau de la clarté française (la philosophie cartésienne) en l'étendant à toutes les sociétés.

En quoi le centenaire de Claude Lévi-Strauss est-il un événement ? Avait-on raison de le célébrer avec tant de pompe au Musée du Quai Branly et sur France Culture, dans une sorte d'enterrement ante-mortem ? C'est que l'anthropologue est le premier penseur français d'envergure qui atteigne cet âge symbolique. Les Allemands ont eu Ernst Jünger et Hans Gadamer au XXe siècle. Au XVIIIe siècle, Bernard de Fontenelle, écrivain et savant, auteur de L'Origine des fables et des Entretiens sur la pluralité des mondes, prédécesseur de Lévi-Strauss à l'Académie Française (qui charge ses « Immortels » de veiller à la conservation de la langue) est mort un mois avant la date fatidique. Auguste Comte, sans doute le plus grand penseur français du dix-neuvième siècle (Lévi-Strauss lui rend hommage pour sa réhabilitation du fétichisme dans la version révisée de La Pensée sauvage qu'il a confiée à la « Bibliothèque de la Pléiade » au début de cette année), est mort à cinquante-neuf ans, en souhaitant vivre aussi longtemps que Fontenelle pour assister à la formation de la société fondée sur la science promise par le positivisme. Surtout, les grands penseurs du structuralisme (Lacan, Barthes, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida, Bourdieu) ont tous disparu dans les années 80 ou 90, tandis que le savant dont ils annonçaient la mort symbolique, à la manière de Michel Serraut dans Le viager, leur survivait.


• Au Brésil, vers 1935

Il est arrivé à Claude Lévi-Strauss, de son vivant, le même destin que celui qu'a connu, de façon posthume, Auguste Comte. Le positivisme a été, à travers la présentation qu'en donnait Emile Littré, au fondement de la Troisième République, et il est vite apparu pour cela terne et dépassé (d'où les critiques que lui ont adressées au milieu du dix-neuvième siècle des philosophes aujourd'hui oubliés comme Charles Renouvier) ; mais un ensemble de penseurs (Lucien Lévy-Bruhl, Jean Delvolvé, Georges Dumas…) ont relu ses œuvres au début du vingtième siècle (notamment les œuvres de la « seconde carrière », comme le Système de politique positive) pour y découvrir les bases permettant de refonder la sociologie qu'il avait créée. De même, le structuralisme est devenu, à travers sa formulation pédagogique destinée à la nouvelle Université, un des fondements intellectuels de la Cinquième République, en sorte que la French Theory a pu le critiquer comme une entreprise ethnocentrique universalisant le rationalisme français, limitant ainsi son rayonnement à l'étranger (on lit aujourd'hui Lévi-Strauss dans les campus américains ou japonais pour comprendre la critique que lui adresse Derrida). Mais depuis une dizaine d'années, un ensemble de penseurs (Philippe Descola en France, Eduardo Viveiros de Castro au Brésil, Marylin Strathern en Grande-Bretagne) redécouvrent une partie méconnue de l'œuvre de Lévi-Strauss (notamment les Mythologiques, qui fournissent une véritable pensée écologique à partir des sociétés amazoniennes), et refondent l'anthropologie sur de nouvelles bases (une ontologie sauvage, par delà l'opposition classique entre nature et culture).

On décrit souvent l'itinéraire de Claude Lévi-Strauss au moyen d'un récit linéaire : la vie d'un Juif assimilé, arrière-petit fils d'un compositeur à la cour de Vienne, petit-fils du grand rabbin de Versailles, fils d'un portraitiste raté, qui, à force de croire au rationalisme français, accumule tous les honneurs de la République : Collège de France en 1959, Académie Française en 1974, entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2008 - sans compter les multiples « doctorats honoris causa » dans de nombreuses universités à l'étranger. Un amateur de la théorie des cycles (peut-être un adepte de la temporalité chinoise) la présenterait plutôt comme une série d'ascensions et de descentes. C'est d'abord un étudiant socialiste issu d'une famille d'artistes bohèmes, incertain sur son avenir professionnel. En 1934, il trouve sa vocation en partant au Brésil, où il est accueilli avec prestige comme professeur de sociologie à l'Université de Sao Paulo, et où il mène deux expéditions ethnographiques chez les Indiens d'Amazonie. En 1941, il revient en France pour exercer son métier d'enseignant en philosophie, mais se voit refuser ce droit par le gouvernement de Vichy au motif qu'il est juif ; il doit s'exiler aux Etats-Unis où il rencontre Roman Jakobson et André Breton, menant à New York une vie de bohème riche en découvertes intellectuelles et artistiques. Il alterne les petits métiers (professeur à l'Ecole libre des hautes études, conseiller culturel à New York, chercheur au CNRS), soutenant sa thèse, Les Structures élémentaires de la parenté, dans un climat existentialiste qui n'en favorise pas la réception (à l'exception notable des comptes rendus de Simone de Beauvoir et Georges Bataille). C'est le moment où il écrit Tristes tropiques dans un état de rage, croyant sa carrière brisée – d'où le ton mélancolique de ce mélange de confessions littéraires et d'analyses savantes, qu'il regrettera ensuite. De 1958 à 1968, c'est l'âge d'or du structuralisme dont, bien malgré lui, il a lancé la mode : tous les intellectuels parisiens se détournent de Sartre et viennent à lui pour chercher les réponses aux grandes questions de la condition humaine. Mai 68 marque le reflux de cette vague et impose durablement l'image d'un Lévi-Strauss conservateur : celui-ci se détourne de la contestation étudiante – dans l'incompréhension de ses élèves les plus proches – et se plonge dans l'immense chantier des Mythologiques – quatre tomes publiés entre 1964 et 1971, suivis en 1975 de La voie des masques. En 1985, la publication de La Potière jalouse, attaque vigoureuse contre la psychanalyse, suivi de Histoire de Lynx en 1991, condamnation implacable de la conquête de l'Amérique, marque le retour de Lévi-Strauss parmi les intellectuels critiques. Alors que tous croient Lévi-Strauss mort depuis longtemps, il revient porter un diagnostic lucide et vivant sur ses contemporains – publiant notamment une série d'articles sur la crise de la vache folle à la fin des années 90.


• Docteur Honoris Causa, Université Oxford, 1970

C'est que Lévi-Strauss est mort symboliquement plusieurs fois : en 1934, lorsqu'il quitte ses contemporains, auprès desquels il vivait « comme un zombie », pour rejoindre les Indiens d'Amérique : en 1941, lorsqu'il fuit le nazisme à l'état de « gibier de camp de concentration » pour rejoindre l'intelligence européenne réfugiée à New York ; en 1968, lorsque les étudiants écrivent sur les murs de Paris « Les structures ne descendent pas dans la rue » et qu'il se réfugie dans sa maison de campagne puis au Canada pour « se soûler de mythes ». À chaque fois que l'Europe s'emporte dans des passions violentes, Lévi-Strauss fait un pas de côté pour l'observer depuis le « regard éloigné » que lui donne sa connaissance des « sociétés sauvages ».

Pourquoi alors lire Lévi-Strauss aujourd'hui ? D'abord parce qu'il décrit, dans une langue toujours claire et élégante, les cultures les plus différentes : l'Amérique (son terrain de prédilection), l'Afrique (terrain des études de parenté), l'Australie (célèbre pour son « totémisme »), l'Inde (où il a fait une mission en 1950), la Chine (qu'il connaît par les travaux de Marcel Granet), le Japon (où il a fait cinq voyages entre 1977 et 1988), et enfin l'Europe, dont il maîtrise avec virtuosité la culture classique (Rousseau, Balzac, Chateaubriand, Proust, Wagner, Ravel, Clouet, Poussin, pour citer quelques uns de ses auteurs familiers). Ensuite parce que la science qu'il a fondée, l'anthropologie structurale, a bouleversé par ses découvertes la conception que nous nous faisions de l'homme et de la société. Enfin parce que les grandes dates de sa vie (1934, 1941, 1958, 1968, 1985) épousent le mouvement du XXe siècle en France, en leur donnant un écho dans cette immense culture artistique, scientifique et philosophique qui est la sienne. Sans doute n'est-on pas obligé d'adhérer à toutes les thèses du structuralisme, qui, dans leur formulation, ont posé autant de problèmes qu'elles en ont résolu. Mais, de même qu'il était difficile d'entrer dans l'âge classique en se passant de Descartes, il sera difficile de comprendre le siècle qui vient en se passant de Lévi-Strauss. Cela valait bien la peine de le fêter à travers un centenaire.

Frédéric Keck – Chercheur au CNRS mis à disposition au CEFC (Hong Kong)
Auteur de Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, La découverte, 2005, et de Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS Editions, 2008, il a participé à l'édition des Œuvres de Claude Lévi-Strauss en « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 2008)