Livre 新書介紹

Texte : David Bartel

 
  Shanghai : histoire, promenades, anthologie et dictionnaire

 
 

Si les aléas de la realpolitik font évoluer les relations entre la France et la Chine au gré des arrogances partagées et des incompréhensions réciproques, il est pourtant une constante des relations franco-chinoises que l’on ne peut ignorer et qui dépasse les frontières de l’hexagone. Cette constante dans la sinologie de langue française consiste à sortir des monuments qui d’un coup font progresser les études chinoises internationales. Il suffit de rappeler l’effet du livre Les habits neufs du Président Mao (Champ-Libre, 1971) au début des années soixante-dix. En pleine période d’aveuglement « maolâtre » quant à la réalité de la violence qui traverse la Chine de part en part, ce livre, écrit par un universitaire belge fait un tel effet qu’il oblige son auteur à émigrer en Australie où il ouvrira une chaire de sinologie à l’université de Cambera. Depuis, l’Histoire lui a donné raison et la sinologie australienne a écrit de très belles pages, que l’on pense aux travaux de Gloria Davies ou de Gérémie Barmé, où se mêlent organiquement langue, histoire et politique. La publication en 1997 d’une Histoire de la pensée chinoise (Seuil, 1997) par la sinologue Anne Cheng marque une autre réussite en langue française. Traduit aujourd’hui dans de nombreuses langues, cet ouvrage est devenu l’indispensable compagnon de tous les apprentis sinologues ou de tous ceux qui veulent comprendre les sources classiques de la Chine la plus contemporaine. Le siècle enfin, s’est ouvert par un autre monument en langue française et non des moindres, la publication en 2002 d’une des plus belles aventures éditoriales franco-chinoises sous la forme des sept superbes volumes reliés en cuir chez les prestigieuses éditions Desclée de Brouwer du volumineux Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise (2001). Ce travail reste à ce jour une étape incomparable dans les études chinoises autant classiques que modernes. Ce dictionnaire, le plus important de la langue chinoise vers une autre langue, non seulement signe encore une relation étroite entre deux langues, il impose aussi comme primordiale une relation ancienne entre deux cultures.

Toute proportion gardée, l’ouvrage dont il est question ici est lui aussi, à sa manière, un monument de la langue française dédiée à la culture chinoise. En effet, sur près de mille cinq cent pages est réunie ici une somme considérable de textes, divisés en quatre grandes parties – Histoire, Promenades, Anthologie et Dictionnaire – qui abordent sous tous les angles une ville aux visages multiples. Le tour de force de Nicolas Idier, le jeune directeur de l’ouvrage, est d’abord d’avoir su réunir dans un même ouvrage une cinquantaine de spécialistes des études chinoises de tous horizons et de toutes nationalités. Ensuite, il a su les emmener vers une façon nouvelle d’aborder une ville dont on pourrait croire que tout ou presque a déjà été dit et écrit. En effet, après une première partie très complète sur l’histoire de la ville, la seconde partie du livre – Promenades – ouvre ses pages aux pérégrinations passionnantes d’éminents spécialistes qui, sortis de leurs obligations académiques, proposent des réflexions sur leur longue expérience de Shanghai, qu’il s’agisse de la célèbre historienne Marie-Claire Bergère (page 165), ou du philosophe Ivan P. Kamenarovic (page 822).

Dans ces sinueuses promenades dans les lilongs de la ville, bien sûr, la mythologie shanghaïenne, celle de l’entre-deux-guerres, des néons et des « belles de Shanghai » n’est pas oubliée. Des cafés de la concession française aux fastueux dancings de la rue de Nankin (Farrer, page 415), des écrivains sans le sou côtoient une intelligentsia littéraire et artistique d’avant-garde (Yinde, page 617). On y rencontre évidemment aussi les grandes figures d’une pègre prospère et omniprésente (Serrano, page 405). Berceau du cinéma chinois, c’est là, entre néon et paillettes, que vont s’inventer les grands mythes du 20e siècle (Prudentino, page 529), le fourbe « Fu Manchu » ou le « péril jaune ». C’est là surtout, entre agitation ouvrière et architecture néo-classique que va se définir le canevas d’une modernité cosmopolite (Ou-fan Lee, page 458) qui semble si bien adapté aujourd’hui à un mouvement de mondialisation qu’elle subit autant qu’elle l’invente. Née d’une réflexion de protagonistes marginaux, laissés pour comptes, artistes et écrivains, l’idée que les Chinois se font de la modernité, aussi tronquée et incomplète soit-elle, s’est forgée ici, dans l’ombre des concessions et ce n’est pas un hasard si c’est là, en juillet 1921 que 13 délégués, représentant 56 membres, fondent le Parti communiste chinois, pour l’aventure que l’on sait...

Les limites de cette chronique empêchent de rendre hommage à la fois à la complexité et à l’exhaustivité des thèmes abordés : cuisine, arts martiaux, couleurs, poésie, musique, sexualité, urbanisme, héritage maoïste, et d’autres encore… De l’érudition académique, aux flâneries philosophiques, en passant par une riche anthologie qui redonne la voie à ceux qui ont fabriqué ce lieu fascinant. Le dictionnaire de la ville, en fin de volume, répondra à toutes les questions qui peuvent subsister en mêlant érudition et plaisir d’apprendre. Un livre à lire dans son intégralité, ou à feuilleter, selon ses goûts et ses humeurs, un livre indispensable donc qui embrasse tous les aspects d’une ville essentielle pour comprendre la Chine d’aujourd’hui.