Ciné-débat 電影座談會

Texte : Violaine Caminade de Schuytter
 

Cinéma à contrepied
以反觀角度欣賞電影

  Petit bestiaire du cinéma français
法國電影動物誌
 

G odard rencontre Peyrefitte, ministre gaulliste de l’Information qui doit statuer sur l’avis d’interdiction de La Femme mariée (1964). Le cinéaste, prié d’apporter des changements à son film, feint de montrer patte blanche tout en répliquant avec provocation : « Si vous demandez à Rodin de couper les pieds de son Baiser, bon, c’est peut-être possible. Si vous lui demandez d’enlever la bouche, il dira : "C’est impossible." » Ne serait-ce pas dommage pourtant de couper les pieds du cinéma français ?

En effet Tati offre la vedette dans Playtime (1967) aux pieds d’un homme quelconque le temps d’un bref ballet fantaisiste. Cette autonomie des pieds procède d’une vision moderne. Mais le réalisateur sait aussi de façon plus traditionnelle dans Jour de fête (1949) surprendre la malice libertine d’un pied qui triche clandestinement : d’un bout du pied mutin comme d’autres du bout des lèvres, le forain tente sa chance en déjouant l’arbitraire de la roue de la fortune au profit d’une jolie passante. Cependant, gare au gorille !

Dans Vivement dimanche (1983), Truffaut laisse le mot de la fin aux aléas de la dépossession : un photographe laisse tomber par mégarde un pare-soleil que des enfants font glisser du pied et se renvoient tel un ballon improvisé pendant que défilent les noms des collaborateurs. Le générique de fin signe donc en un pied-de-nez humoristique de la part d’un des défenseurs de la « politique des auteurs » un bel hommage à la création collective comme jeu.

Une certaine tendance du cinéma français dit d’auteur a parfois mauvaise réputation. Mais si l’on arpente les sentiers non battus des films personnels, on y retrouve la valeur de l’humain, loin des clichés. Dans La Gueule ouverte (1974), film autobiographique de Pialat, le vieux père, séducteur vulgaire et minable, bouleverse, caressant si pudiquement le pied nu de sa femme agonisante. Par cette gisante sans glamour, Pialat nous ramène à l’essentiel d’un amour mal dit. La force de cette image au cœur de son cinéma est préparée et prolongée par d’autres variations apparemment moins intimes. Sa quête de l’émotion fuit le sentimentalisme et le stéréotype. Bresson aussi se méfie du sublime, lui qui fait un cinéma très concret : il nous fait ainsi regarder sèchement l’ivresse du voleur de Pickpocket « qui n’avait plus les pieds sur terre » et capte le désespoir des jeunes désenchantés en filmant leur démarche grégaire et solitaire dans Le Diable, probablement (1977).

Le type de diction des « modèles » bressoniens, le ton monocorde, rendrait inimaginable la transposition dans cet univers austère des hurlements de plaisir que le personnage campé par Miou-Miou pousse dans une scène d’anthologie des Valseuses (1974) de Blier, petite leçon de modestie pour des machos donnée par une femme qui découvre les plaisirs de la chair, ou, pour le dire grossièrement pour se mettre au diapason des dialogues du film, qui comprend ce que « prendre son pied » signifie.
Resnais ne fait pas non plus dans la dentelle dans Cœurs (2006) quand il fait se déhancher sa muse (Sabine Azéma) en strip-teaseuse face à un vieil obsédé dont le visage ne nous est pas découvert. Ce cinéma qui a pu être taxé de cérébral et d’intellectuel n’a pas froid aux yeux quand il s’agit de montrer la vulgarité d’une société du spectacle qui se livre hypocritement à d’anonymes jouissances. Le plan seul d’un pied qui se lève dérange tout en laissant la porte ouverte aux interprétations.

Trivial plus souvent que noble, le pied du cinéma français semble, à en croire ces quelques exemples, loin des soi-disant raffinements chinois des pieds bandés.

Mais tout en semblant terre-à-terre, le cinéma joue souvent un double jeu : Dans Bande à part, polar moderne, la voix off précise à propos du personnage de Brasseur qui danse : « Arthur regarde sans arrêt ses pieds mais il pense à la bouche d’Odile… » Car quand il se donne un genre (le thriller), le cinéma digne de ce nom se moule dans l’ancien pour faire du nouveau, créer un univers propre : c’est aussi le cas de Jacques Audiard dans Regarde les hommes tomber (1994). Son jeune protagoniste en revanche ne fait qu’emboîter le pas au sens propre et figuré à la première figure paternelle de substitution qui se présente (Jean Yanne après Jean-Louis Trintignant), reproduisant ainsi l’engrenage du pire. Tous les pères (ou pairs) sont-ils bons à suivre, interroge avec inquiétude ce film pessimiste ?

L’Aristocrate de L’Anglaise et le duc (2001) de Rohmer fuyait la Terreur révolutionnaire à pied et avant d’apprendre à préférer sa dignité à la vie découvrait que marcher fait mal. Un colporteur massant les pieds douloureux d’un noble dans Les Chants de Mandrin (2010) de Rabah Ameur-Zaïmeche aurait pu commenter la situation par les mots du dissident chinois Zhu Yufu dans un texte qui lui a valu d’être arrêté pour avoir incité à la révolte : « Ces pieds sont les vôtres. Il est temps d’utiliser vos pieds et d'aller sur cette place pour faire un choix ». Le pied : anecdotique ? Les ennuis de Godard l’étaient en tout cas puisque de petits arrangements avec la censure étaient alors possibles :
à malin, malin et demi.

 

 

 

Le chien de The Artist porté au pinacle ne doit pas, par son cabotinage délicieux et son dévouement exemplaire de compagnon modèle, faire oublier ses prédécesseurs plus ou moins illustres (le chien de Mon oncle avait déjà en son temps fait la conquête de l’Amérique).
Si les réalisateurs s’arrachent parfois les cheveux pour faire jouer les animaux dans leurs films, ceux-ci donnent souvent au bout du compte une leçon sinon d’humanité du moins d’humilité car la direction d’acteurs est mise à rude épreuve. Ne fait pas d’un animal quelconque une bête de foire ou de fable qui veut, sans compter que les intéressés ont leur mot à dire, qui va souvent à rebours du dressage de la mise en scène.

Le recours à l’animal permet d’interroger l’humain. Dans les contes de fées, la cruelle bête se transforme in fine en prince charmant. Mais dans la vie, l’amour libérateur n’est pas toujours au rendez-vous. Victor dans L’Enfant sauvage de Truffaut qui boit goulûment à la rivière rappelle la bête de Jean Cocteau.

Etre condamné au statut d’animal sauvage n’est pas enviable. Les lapins ne font pas de vieux os à l’écran (dans Mouchette de Bresson, par exemple), tués plus souvent qu’à leur tour. Mais les animaux domestiques sont-ils mieux traités ? Tous n’ont pas la chance de se prélasser dans un film de Varda et de ronronner en l’écoutant discourir. Dans une apparente digression par rapport à l’intrigue principale, le héros des 400 coups propose d’aider des inconnus à chercher un chat perdu. Mais lui, qui fugue, personne ne le cherche. Le chat du magnifique premier long-métrage L’Enfance nue de Pialat finit mal. A qui la faute cependant ? La célèbre formule de Renoir « le plus terrible dans ce monde c’est que chacun a ses raisons » est d’autant plus vraie ici que la cruauté reste inexpliquée.

Les animaux, c’est aussi ceux qu’on mange ou qu’on refuse de manger : Marie Rivière explique ses choix alimentaires dans Le Rayon vert. Rohmer s’abstient, lui, de faire la morale mais renvoie le spectateur à sa propre conscience. Dans Jeux interdits de René Clément, à la vue d’une mouche noyée dans un verre de lait, la petite Brigitte Fossey, qui vient pourtant de connaître les horreurs de la guerre, fait, en citadine bien élevée, la fine bouche. Mais le félin Alain Delon mange sans états d’âme avec les doigts le poulet de l’homme tué dont il usurpe l’identité dans Plein Soleil : le cinéaste, lui, signe son film en apparaissant en serveur apportant un énorme poisson.

En effet on peut s’intéresser aux portraits d’artistes en animaux : Renoir dans La Règle du jeu choisit un déguisement d’ours. Un chien urinant sur une voiture de riches dans Passe ton bac d’abord exprime peut-être le point de vue de Pialat ! Le fait que le misanthrope Melville fasse interpréter le rôle des chats de Bourvil dans Le Cercle rouge par ses propres chats est l’aveu d’un air de famille avec ses héros solitaires.

Loin de passer évidemment en revue toutes les espèces (l’âne, au hasard, bien sûr…bien que le tigre, l’ours, le singe, et l’éléphant lui donnent une réplique étonnante dans Au hasard Balthazar de Bresson), nos choix privilégieront les jeux de la métamorphose humaine qu’offrent les ressources de la mise en scène (les femmes-oiseaux dans French cancan, le fantastique dans Ricky d’Ozon). On laissera les poissons de Je, tu, il, elle tourner en rond, enfermés dans leur aquarium, livrés au sort de ce qui fut parfois appelé « l’inévidence moderne » !

Si la chasse au lion avec Jean Rouch ne vous effarouche pas ou si vous ne vous souvenez plus quel cinéaste célèbre joue aux petits chevaux dans le commissariat des 400 coups, pensez à occuper, on n’ose dire, bêtement, votre soirée en compagnie de ces animaux cinématographiques. Leur français laisse peut-être à redire mais ils ont leur franc parler. « Je n’aurais pas dit un lion », s’étonne à peine un personnage dans Le monde vivant à la vue d’un chien, baptisé ainsi par la vertu d’une poésie humoristique. Et vous, qu’en direz-vous ?