Ciné-débat 電影座談會

Texte: Violaine Caminade de Schuytter
 

La nudité déclinée



 

Un critique américain commentant le film de Melville Deux hommes dans Manhattan (1959) voit dans un plan de seins nus d’une actrice, que le puritain code Hays aux USA n’aurait pas laissé passer, l’indice de la nationalité française du film ! Est-ce à dire que le cinéma français est libertin ? Le sens à double entente du titre « La nudité déclinée » pose le dilemme : comment parcourir le nu au cinéma tout en échappant à la complaisance, au voyeurisme ? Faut-il pour autant refuser par principe le nu au risque de la pudibonderie ? Godard fait feuilleter à Belmondo un magazine de nus dans A bout de souffle (1960), pour mieux cacher sous les draps le corps de ses héros juste après cet étalage médiatique. Dans N’oublie pas que tu vas mourir (1995), un Xavier Beauvois dérobe pudiquement à la vue derrière une tombe étrusque la première étreinte amoureuse de ses amants alors qu’il a infligé auparavant au spectateur une longue scène de « débauche » sexuelle : deux poids deux mesures ? Montrer ou ne pas montrer ?

Faut-il masquer pour ne pas voir, ou juste un peu, et deviner ou jouer la carte de la crudité naturaliste (le cas d’un Dumont) ? La censure sourcilleuse brouille l’image, utilisant le flou. Godard use de filtres de couleur (début du Mépris, 1963). D’autres exploitent les éléments du décor en un dispositif réflexif : une vitre sépare les corps nus dans La Captive (2000) de Chantal Akerman. Dans Les plages d’Agnès (Varda, 2008), un filet de poisson fait écran (métaphoriquement surtout puisque le filet est troué !) mais la nudité physique peut en cacher une autre, plus taboue (révélation de secrets). La jolie suédoise des Doigts dans la tête (1974) de Doillon demande aux deux garçons de se détourner pour qu'elle puisse faire sa toilette. Non contents de se prêter au jeu, ils ferment les yeux dans une complicité délicieusement érotique pour écouter le bruit et savourer ce moment d’imagination. Dans Un long dimanche de fiançailles (2004) de Jeunet, le héros se brûle littéralement à l’apparition presque nue d’Audrey Tautou théâtralisée par les jeux de lumière. Ailleurs, les mots, le langage peuvent servir de parade et offrir un contrepoint au dévoilement (la voilette relevée au début de Les deux Anglaises et le continent, 1971). Le comique aussi peut masquer l’émotion de la nudité comme dans Sex is comedy (2001) de Catherine Breillat dont la fin marque cependant le retour du refoulé, à savoir le sentiment s’exprimant dans les larmes, mise à nu morale.

Si la nudité est trop souvent gratuitement racoleuse, elle peut avoir une vertu contestataire. Cela dit, être animé d’une volonté de choquer ne saurait être en soi un gage de valeur artistique. Si la nudité continue de défrayer la chronique, d’être auréolée de scandale, c’est que le nu touche à des questions brûlantes, mêlant inextricablement le privé et le public, l’intime et le social.

La séance n’offrira probablement pas « les nus les plus osés du monde » (selon la publicité tapageuse vue à Pigalle dans les 400 coups, 1959) ! Mais elle posera les jalons d’une réflexion sur l’acceptabilité du nu au cinéma (« comme ça et pas autrement », dit malicieusement Michèle Mercier dans Tirez sur le pianiste, 1960), et interrogera le seuil au-delà duquel on bascule dans le pornographique (le procès américain des Amants de Malle ne qualifie finalement pas ainsi le film). Filmer le nu est dangereux puisqu’il touche au sexe : le prix à payer est parfois élevé, Brisseau l’a appris à ses dépens (Les Anges exterminateurs, 2006).
Car le puits duquel sort la vérité (selon le célèbre hommage face à la beauté d’Arletty) peut se révéler véritable boîte de pandore. Bref, on ne saurait filmer le nu impunément. Le premier exposé est cependant le comédien. Pialat fait tourner Isabelle Huppert dans le plus simple appareil dans une scène de Loulou (1980) alors qu’on ne la voit pas telle à l’écran. Mais cette mise en condition place l’acteur en situation de vulnérabilité. Comprenons « acteur » au sens générique, quoique… En effet une réelle discrimination existe, le nu étant plus souvent féminin que masculin (raison de plus pour saluer l’exhibition provocante et obscène du torse tatoué de Michel Simon dans L’Atalante de Vigo -1934).

La peinture et la sculpture nous ont légué leur usage traditionnel du nu. Mais sans l’oeil de Varda, qui prêterait encore attention aux « dites Cariatides » parisiennes (court-métrage de 1984) ? Kechiche (auteur du film de 2010 La Vénus noire, Africaine dont la nudité fut offerte en pâture à un public occidental) fait un usage insolent dans le plan final de La Faute à Voltaire (2001) d’une statue callipyge : allégorie polémique d’une France inhospitalière qui tourne le dos aux exclus.

Chacun à leur manière, les grands réalisateurs résistent au constat pessimiste énoncé dans Pierrot le fou (1965) de Godard : « on entre maintenant dans la civilisation du cul. » Si le nu a été banalisé au cinéma, les auteurs savent lui restituer son statut exceptionnel et suggérer un mystère inviolable en faisant trembler les clichés. Ne manquez donc pas cette série de nus, parcourue en presque toute décence cinéphile !