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On ne peut être au four et au moulin, comme nous le rappelle ironiquement Octave (Renoir en personne) dans La Règle du jeu (1939). Et pourtant…Tati, Etaix, Guitry, Garrel etc. Que la liste est longue de tous ces cinéastes anciens et modernes qui ont prêté leurs propres traits à l’un ou l’autre (est-ce si indifférent ?) de leurs personnages ! Il y a là une énigme qui mérite d’être explorée. Pourquoi devoir ainsi doublement payer de sa personne ? N’est-ce pas que ces rôles de composition engagent profondément ces artistes du 7e art ? Sans parler de ceux qui font aussi de leur vie et de leur propre corps la matière même revendiquée d’une oeuvre à valeur autobiographique (Agnès Varda, narratrice inlassable des rencontres qui ont jalonné sa vie).
Ils arguent souvent qu’ils n’ont pas eu le choix, suite à une défection d’acteur : c’est l’alibi d’un Otar Iosseliani dans Chantrapras (2010). L’argument économique a bon dos également. Feignons de les croire, à moins que... Ce dévouement, ce zèle ne sont-ils pas un peu suspects cependant, comme si l’opportunité était trop belle, la tentation trop grande pour qu’ils n’y succombassent pas. Cette facilité à reprendre au pied levé un rôle plaiderait-elle en faveur d’un professionnalisme à toute épreuve ou d’un dédoublement schizophrène ? On croirait presque l’acteur prévu pour Du Rififi chez les hommes (1955) mort sur commande pour que Jules Dassin puisse sous le pseudonyme de Perlo Vita reprendre le rôle du perceur de coffres qui trahit ses amis : moyen de régler des comptes avec la chasse aux sorcières dont il a été victime avant de trouver asile en France !
En tout cas, l’explication de l’incorrigible narcissisme est une clé trop commode qui n’ouvre souvent que de fausses portes, malgré le lieu commun sur la création illustré dans Le Testament d’Orphée (1959) de Cocteau : « un peintre fait toujours son propre portrait » (ou du moins toujours aussi…). A la fin du Bal des actrices (2007), Maïwenn ne lui donne pas tort en caricaturant cet écueil du narcissisme lorsqu’elle anticipe avec humour les critiques qu’on peut faire à la réalisatrice en herbe qu’elle incarne elle-même : ses actrices se révoltent lors de la projection du film fini car il ne parle que d’elle. Mais n’entre pas dans le bal des auteurs qui veut, la complaisance n’étant pas un ressort du génie.
Il ne faut pas confondre exhibition et exposition, impliquant une vulnérabilité essentielle. Truffaut écrivait ainsi pour rendre hommage à Raymond Devos : « Je n’oserais pas dire que sa peur a disparu mais (que) Raymond a appris à dissimuler son anxiété, à nous faire croire qu’elle est seulement le sujet de ses textes, alors qu’elle est sans doute sa raison de paraître sur scène et de s’exposer à cent pour cent ». Probable autoportrait en creux cependant, lui qui s’est longtemps caché derrière son alter ego Jean-Pierre Léaud avant de pouvoir se mettre en scène dans L’Enfant sauvage, La Chambre verte, et La Nuit américaine.
Ces auteurs entrent parfois dans leurs films sur la pointe des pieds tel Godard dans A bout de souffle (1960), qui sait camper avec humour un petit rôle secondaire, se faisant, à ses heures perdues de cinéaste, délateur de son propre héros (Belmondo) : comble de l’hypocrisie (au sens étymologique d’acteur) ! Il est vrai que sa présence en tant qu’auteur est suffisamment ostensible dans la façon de filmer insolente pour qu’il se permette d’être plus discret en personnage. Il n’hésite donc pas ici à s’octroyer le mauvais rôle (honnie soit cependant la femme qui fait pire, suggère aussi le discours misogyne du film !)
Mais dans d’autres cas, l’auteur s’invite plus lourdement sur scène et s’octroie un rôle plus écrasant : Maurice Pialat dans A nos amours, pour n’en dénoncer qu’un. Pur hasard si ce cinéaste choisit des rôles d’autorité : instituteur, père, prêtre, qui ne sont pas sans point commun avec sa position de metteur en scène (pas d’erreur de casting donc pour reprendre les termes de Louise Brooks dans ses mémoires à propos de Pabst qui s’était donné le rôle du dompteur dans La boîte de Pandore !) .
Pour Eric Rohmer, « la politique des auteurs » ne saurait s’accommoder du vedettariat. Il refuse à sa manière radicale le culte de la personnalité auquel a conduit une des dérives de cette fameuse théorie.
S’il arrive à Chabrol de jouer chez les autres (et si bien chez un Zucca par exemple), il s’abstient pour son propre compte, mais c’est sa voix qu’on entend à la fin d’Une affaire de femmes (1988) pour plaider la cause des enfants des condamnés. Louis Malle lève le voile à la fin d’Au revoir les enfants (1987) sur un drame vécu personnellement : impossible de déléguer, il lui faut assumer la responsabilité de la révélation dans un film qui rejoue le drame de sa jeunesse. Il est donc des exceptions éloquentes au sein d’une oeuvre.
Incarner un personnage peut aussi avoir un sens politique :
Renoir joue le laissé-pour-compte de la fiction dans La Bête humaine (1938) et son interprétation est un parti-pris affiché en faveur d’une victime de l’ordre social.
Quand les trois (réalisateur, acteur, personnage) font la paire, le conte est-il bon ?
L’interprétation d’un cinéaste est rarement fortuite et donne la mesure d’une implication personnelle. Au-dessus de la mêlée et/ou profondément humble, le jeu d’acteur du cinéaste trahit toujours autre chose que la première interprétation venue : l’ombre de l’auteur. Animé par Violaine Caminade de Schuytter
Le jeudi 6 décembre 2012 à 19h00
Médiathèque de l’Alliance française de Hong Kong
52, Jordan Road, Kowloon. Entrée gratuite
Séance en anglais |
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