Ciné-débat 電影座談會

Par Violaine Caminade de Schuytter

 
  Chanter et déchanter : l’art de résister à la désillusion
 
 

Jia Zhangke apparaît en chanteur d’opéra décalé dans Plaisirs inconnus : par ce caméo fantaisiste, il se représente ironiquement en marginal que personne n’écoute. Pourtant les nombreuses chansons qui jalonnent l’œuvre d’un réalisateur soucieux de ne pas s’éloigner du réel témoignent des mutations de la société chinoise. Mais retournons à la France où tout finit aussi par des chansons depuis le vaudeville final du Mariage de Figaro. Le Chabrol de Bellamy cependant ne saurait adoucir son pessimisme en libérant les coupables par la seule baguette magique d’une chanson. Tout cinéaste n’est pas Rohmer qui opte pour la légèreté chantée à la fin de L’Arbre, le maire et la médiathèque.

Les chansons perpétuent une mémoire collective et créent du lien social : le fossé entre les générations s’estompe, du moins le temps partagé d’une ou deux chansons dans L’Enfance nue de Pialat. Mais qui connaît encore le « gentil coquelicot » dont parle la chanson traditionnelle ? Si Truffaut met en guise de gag des sous-titres lors de l’interprétation par Boby Lapointe de Avanie et Framboise, de nombreuses notes en bas d’écran ne seraient parfois pas superflues pour renseigner le spectateur, pris par un rythme entraînant ou une jolie mélodie. Jeanne Balibar en duchesse de Langeais raffinée dans Ne touchez pas la hache est obligée de fournir une explication à son prétendant pour que sa déclaration soit entendue.

On peut chanter solitairement ou en groupe (la chorale, où l’on a toujours l’air un peu benêt comme Benoît Poelvoorde à la fin de Cow-boy !). Mais qui chante n’est jamais complètement seul, comme le découvrent les héros de La Grande illusion de Renoir lorsque « les vivres vinrent à manquer ». La fraternité se forge dans l’épreuve partagée (plus encore que dans l’hymne patriotique repris en choeur). Le chant soude et donne de la force. Entre nos mains (2010), documentaire de Mariana Otero, en revisitant la comédie musicale, donne à des employées licenciées un sens au combat perdu. Un regain d’énergie créatrice est possible.

La chanson tient sinon du miracle (à l’image du Tout à coup elle chanta de Bernanos), du moins de l’événement (plus ou moins naturel ou artificiel). Forme close, elle suspend souvent le cours de l’intrigue, bien qu’elle puisse en éclairer certains aspects. Ainsi « Le tourbillon de la vie » de Jules et Jim, ne fait mine de nous emporter loin que pour mieux nous ramener au coeur du chasse-croisé sentimental du film. A l’attraction du plein, du bouillonnement répond la destruction du vide, le rappel de la mort (l’inéluctable devenir-chanson de l’être aimé voué à l’oubli dans Hiroshima mon amour) auxquels font échos les revirements de l’exaltation à la chute. Source d’entrain (à tue-tête en voiture) ou de mélancolie, la chanson recèle un pouvoir. Elle permet de changer d’état, de passer de bas en haut et vice-versa (déclinaison spatiale, morale et sociale dans le contemporain Les Chansons d’amour de Christophe Honoré mais déjà présente dans La Chienne de Renoir où la chanson de rue divertit de la noirceur). La chanson peut donc être une véritable transition et non une seule parenthèse.

Le volontarisme surjoué de Sabine Azéma chantant France Gall dans On connaît la chanson de Resnais est une variation comique sur le motif de l’aliénation, illustrée dans un registre tout différent dans Amour d’Haneke lorsqu’Emmanuelle Riva s’efforce d’articuler « Sous le pont d’Avignon » pour lutter contre la régression. La vraie chanteuse Fréhel confrontée aussi aux ravages du temps se décompose dans Pépé le Moko de Duvivier. Mais qu’il soit tragique ou dérisoire, ce sursaut de vie donne toujours la mesure de la belle fragilité humaine.

Capable d’enchanter par ses airs euphorisants (Demy for ever), le cinéma peut aussi refuser de chanter, pour ne pas céder aux sirènes tentatrices du lyrisme de commande comme dans la fin si pudique de Ma saison préférée de Téchiné. Cas limite, où la chanson n’est même plus chantée !

Si vous ne savez pas quoi faire telle l’héroïne de Pierrot le fou, arrêtez donc de bougonner. Venez plutôt chantonner. Et qu’aille au diable le rabat-joie de Quai des Orfèvres de Clouzot cherchant à réduire au silence l’envie contagieuse (on parie ?) de fredonner l’air délicieusement indécent de Suzie Delair. Car les chansons des films nous invitent, par leur force d’évasion communicative, à ouvrir la bouche… : quelle belle leçon de liberté ! Et si le répertoire désuet vous laisse de marbre, nous délèguerons à la Rita Haythworth de Gilda et donc au 7e art américain, qui sut enchanter à tour de bras, le dernier mot de la séduction. « People can’t just think of song and dance », insinuait à juste titre Chen Ping (SCMP, 13 octobre 2012) : mais ce qui compte, n’est-ce pas « la façon de s’en servir » comme le claironne la pétillante chanson « Avec son tralala » ?

Animé par Violaine Caminade de Schuytter
Mercredi 2 octobre 2013 à 19h00
La Médiathèque - AFHK, Centre de Jordan, 52, Jordan Road, Kowloon,
Entrée gratuite
En français