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« Etre poète, ce n’est pas seulement écrire-vers ou proses-des poèmes. C’est donner à notre douleur la force et les moyens de se dépasser, de devenir ainsi la douleur de tous, y compris de la poésie elle-même. » - Franck Venaille (C’est nous les modernes)
• © Philippe Odent
Franck Venaille s’est vu décerner ce 3 mai le prix Goncourt 2017 de la poésie, quelques semaines seulement après le Grand prix national de la poésie. Reconnaissance donc d’un poète à l’œuvre intranquille qui a toujours cru à « l’intensité du langage, à ses méandres, ses contre-pieds, ses contradictions et sa générosité ». Venaille, l’un des très grands poètes contemporains dont Requiem de guerre est encore récemment paru au Mercure de France.
« Je ne souhaitais pas naître. La vie s’est emparée de moi, innocent, confiant (...) Mais comme j’aurais aimé être volé dans mon berceau par des inconnus... » Venaille naîtra malgré lui à Paris, dans le XIe arrondissement, en 1936 et connaîtra une enfance austère et catholique égayée par un séjour de trois mois à Bastogne dans les Ardennes belges alors qu’il était âgé de 12 ans, ceci dans le cadre d’un échange entre associations de résistants. Le père avait en effet pris activement part aux combats pour la Libération de Paris... Venaille fera des études commerciales, bâclées et détestées ayant découvert dès ses 14 ans les Mots de Jean-Paul Sartre et Les chemins de la liberté œuvre dans laquelle l’adolescent se reconnaît totalement. La lecture et le goût du savoir l’enfermeront dans une sorte de tanière qui l’éloignera de la vraie vie, avouera-t-il plus tard.
Au début des années 50, sa rupture avec le catholicisme sera violente et il se tournera vers le Parti communiste français. Ce sera aussi une période trouble, à la limite de la délinquance... En 1956, quelques semaines après ses vingt ans, il est appelé à servir vingt-sept mois la France sous le soleil algérien, le long de la ligne Morice séparant l’Algérie de ses voisins. C’est dans ce bled qu’il commence à écrire, ne se dépeignant pas encore comme un « officier de l’armée des morts », « officier du 54e régiment de l’armée des trop sensibles » mais dessinant « ce rebelle inquiet, cet homme en guerre, tout de hardiesse et de brûlure » pour reprendre les mots de Jean-Baptiste Para. Les prémices de l’œuvre à venir étaient là qui nous offraient un tempérament. Pierre Morhange fut le premier à soupçonner cette œuvre à venir en des mots d’une grande justesse : « Jeune cheval de feu ! Là, là ! C’est donc ton tour de t’élancer dans la vie. Tu t’impatientes et tu frémis (...) Nous t’entendons Venaille. Et puisque tu es venu, nous ne pourrons plus nous passer de toi, de ta voix pathétique que voilà soudain et désormais parmi nous. »
Les années 60 seront cependant difficiles pour lui. Il aura du mal à se réadapter après son séjour algérien et connaîtra des conflits intimes. Naîtra en 1962 sa fille Frédérique ; adhésion au PCF afin de poursuivre son engagement contre le colonialisme. Action poétique en mars 1960, publiera ses poèmes qui, rassemblés avec d’autres écrits, constitueront son Journal de bord qu’il reniera totalement plus tard.
Chez Pierre-Jean Oswald, entre 1966 et 1972, verront le jour Papiers d’identité, L’apprenti foudroyé et Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu...
Venaille avait aussi découvert le roman noir américain et c’est dans cette littérature tenue à l’écart qu’il forgera ses règles d’écriture : « faire court, écrire au présent et au passé simple, décrire la violence sous toutes ses formes, connaître la langue des bas-fonds et ce qu’elle offre de possibilités créatives, innovantes. J’étais donc en entier tourné vers le réel. » En lisant l’Age d’homme de Leiris il prendra aussi conscience que « l’on pouvait tout dire par l’écriture : la peur de la mort, la rébellion, l’angoisse sexuelle ». Une partie de la honte qui l’habitait avait disparu et il comprit que « chaque mot possédait sa valeur érotique ». Venaille fondera les revues Chorus, Monsieur Bloom, se prendra d’une passion dévorante pour le football et le Red Star de Saint-Ouen, voyagera et à partir de 1974, travaillera plus de quinze ans pour France-Culture où il participera pleinement aux Nuits magnétiques. Dans le même temps il sera journaliste à l’Agence centrale de Presse.
En 1995, Venaille allait nous réserver ce qui peut être considéré comme son œuvre majeure, répondant en quelque sorte à Döblin pour qui « l’essentiel chez l’homme ce sont ses yeux et ses pieds. Il faut savoir voir le monde et puis marcher vers lui » Je veux dire « La descente de l’Escaut » où un homme marche avec une obstination sans pareille depuis la source du fleuve jusqu’à son embouchure, sur quelque 500 km. Ce sera un Bateau ivre, une Prose du Transsibérien par chemins de halage, docks, entrepôts parmi « Des crissements d’ancres / Des plaintes de granges ouvertes sur l’eau ». Mais « Quel est cet homme s’activant près du brasier ? Ce que je cherche ne s’apparente pas à la beauté. Ce que je reçois du fleuve est semblable à la grâce. » Poésie véhémente, venue des profondeurs, traversée par les figures et les citations de Verhaeren, Hugo Claus, Michaux et surtout Maeterlinck (« Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair »). On songe aussi à James Ensor et Constant Permeke...
Venaille s’était découvert atteint de la maladie de Parkinson dans les années 80, alors on comprend Maeterlinck et cette histoire extraordinaire d’un homme malade qui marche accompagné d’un flot somptueux de mots... Expérience douloureuse qui nous donne ce vaste chant, où dans la plus nue simplicité, un homme avoue sa condition « Je suis un homme meurtri / Les blessures, cette anxiété qui jamais / ne me quitte » et se place « dans le camp des réfractaires au bonheur. » Invité à parler de lui, Venaille, dans L’Homme en guerre, recueil de textes et d’entretiens (1996) avait fait son portrait « J’ai toujours marché dans les contre-allées. C’est là que je me sens le mieux. Libre ! Détaché ! Pouvant à tous, cacher ma faiblesse ! J’aime les après-midi de fin d’automne quand la nuit surprend tôt, celui qui rôde et dans la ville, tourne en rond. Je me sens bien dans le ressassement, comme les enfants qui, sans cesse, exigent qu’on leur raconte la même histoire ». Venaille s’inventera une biographie et dira qu’il est né « à Ostende dans un milieu flamand d’expression francophone » et qu’il a été autrefois un cheval flamand : « les pattes » dans le sol et « la crinière » dans les nuages. Il aimera se promener dans les Flandres et entendre sans la comprendre une langue « âpre et sauvage » qu’il baptise « langue des sables ».
Venaille consacrera après La Descente de l’Escaut toute son énergie à la poésie, publiant maints recueils dont C’est nous les modernes au titre faussement provocateur puisqu’il nous ouvre, pourrait-on dire, l’atelier du poète : « que l’on juge mes livres uniquement sur le texte. Que l’on reconnaisse qu’il y a là du travail mené jusqu’à l’obsession ». Et un peu plus loin : « Ecrire de la poésie exige un statut particulier celui de ne jamais se compromettre avec les facilités offertes par le langage. » « Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. »
Cette année, Franck Venaille a publié encore Requiem de guerre, un recueil qui sonne comme la fin d’un voyage. « Ecrire me rend malade. Toutes mes journées de travail se partagent entre ce bureau et le lit où je vais m’étendre, la main posée sur mon côté droit, pour me calmer (...) Tout passe par la douleur physique et, pourtant, je continue d’écrire », mais c’était en 1980 dans un entretien accordé à la revue Monsieur Bloom (n° 4/5)
« Pour moi, la réalité c’est une jambe après l’autre. Violemment. Halte. Respirer. Repartir pour deux mètres. Laissez-moi. Souffler. Avec violence, c’est cela : violemment »
Ce sont les mots
qui sortent de ma bouche.
Je pourrais dire qu’il
s’agit d’un bruit nocturne
ma nuit est définitivement blanche
tandis que je suis dans la terreur
née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même
enfant
grand ’pitié c’est ce que je vous demande
grand ’pitié »
Et puis pour finir : « Elle ! Avec la totalité de son large corps d’aide-soignante elle me tient serré contre ses muscles, ses os, sa poitrine portée forte et apaisante (...) Nous évoquons l’étrange silence de Dieu à notre égard. Bien sûr elle est croyante et pratique couramment le pardon (moi je crève de fièvre) Requiem de guerre.
Visages saisis au matin dans la gelée blanche. Faces mystiques certes, mais animaux tout de même qui se grattent le derrière contre le tronc d’un bouleau. Frêle, j’avançais. Serein, je me hissais jusqu’à la pure extase. Etait-il encore question de « guérir » ah ! battre ma coulpe et me propulser—nu — dans le bûcher. Voici l’eau. Les joncs tiennent conseil. Là-bas, ample, bénie par les hommes, la prochaine courbe d’où—par dizaines—des canards s’élanceront. Marcher. Descendre le courant, l’esprit conduit par une sorte de nostalgie à peine romantique. J’étais ailleurs. Traversant un cimetière. Serrant la main des morts. J’étais malade. J’avançais sur la berge pour acquérir sérénité et allégresse. Vint le temps de longer : usines — sablière — moulin — carrières — dépôts et gué. Vint le temps de la souffrance qui vrille, celui où la tête, d’elle-même, pénètre dans le sac noir. C’était donc cela ? Comme il aurait fallu, qu’au plus tôt, je devinsse ce que j’ai dit. (La Descente de l’Escaut)
- La Descente de l’Escaut suivi de Tragique (Poésie / Gallimard)
- Capitaine de l’angoisse animale (Obsidienne, Le Temps qu’il fait, 1998 - anthologie)
- Revue Europe, Juin-Juillet 2007, consacrée à Franck Venaille
- Nombreux recueils publiés dans de grandes maisons d’édition parisiennes.
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