Littérature 文學

Texte : Matthieu Motte

 
  Illusions perdues, le roman retrouvé de Balzac

 
 

Lorsqu’un chef-d’œuvre romanesque est projeté sur grand écran, il subsiste un chouïa de circonspection chez l’amoureux des belles lettres. Quelle focale, quel plan séquence, quelle « boîte magique » pourra rendre compte du génie d’un tel auteur sur une pellicule? « Œuvre capitale dans l’œuvre » de l’aveu même de Balzac, paru en 1843, dédicacé à Victor Hugo, ce roman d’apprentissage où se côtoient la gloire et l’ambition était le livre préféré de Marcel Proust. Il ne fallait donc pas se rater...


Illusions perdues de Xavier Giannoli, (2021)

Le petit bijou de Xavier Giannoli est une réussite - sept césars 2022 au compteur dont celui du meilleur film et de la meilleure adaptation — et ce n’est pourtant que le 16/9 du génie de Balzac. La véritable prouesse du réalisateur, c’est surtout qu’il nous donne envie de replonger dans le livre sur les pas de Lucien de Rubempré, ce jeune poète angoumoisin dont les « fureurs de l’orgueil » et le « désir de paraître au monde » lui vaudront déchéance. Éteignons le projecteur le temps d’une lecture, rallumons la loupiote et feuilletons quelques pages : que la prosodie balzacienne de l’humaine, trop humaine comédie vous dévide sa propre bobine !

Et… Coupez !
Scénario de Xavier Giannoli d’après l’œuvre d’Honoré de Balzac : la mention est précautionneuse; elle a le mérite de nous prévenir que l’inspiration ne prétend pas à l’exhaustivité. Choisir c’est réduire certes, mais pour mieux révéler le blanc d’entre les lignes, l’essence, la teneur du propos de l’écrivain. Avouons-le tout de go, porter à l’écran une somme comme les Illusions perdues relevait de la gageure. Le séjour parisien de Lucien, « Un grand homme de province à Paris », qui constitue le mitan du triptyque suffirait à couvrir des journées de pellicule. Analyses psychologiques, perspectives historiques, chiquenaudes politiques, noria de personnages (de Rastignac au docteur Bianchon, vous y croiserez des têtes connues), descriptions de pied en cap, dialogues où les bons mots et les références fusent en cheville... Une plongée dans le génie balzacien peut vite se transformer en apnée tant il y a de méandres vers son Atlantide littéraire. Chaque phrase recèle un trait de génie, chaque mot rare est une nuance difficile à capter comme sur la palette élimée d’un peintre. Comme il l’écrit lui-même en évoquant les grands maîtres, il avait pour exigence d’écritoire « le dessin de Rome et la couleur de Venise ». De quoi faire trépigner plus d’un séant sur son strapontin si le réalisateur vise l’exhaustivité toute en nuances, un grand format où même le diable se perdrait dans les détails. « Qu’est-ce que l’Art ? - C’est la Nature concentrée » écrit Balzac par le truchement de son double de fiction, Daniel d’Arthez. Le réalisateur, Xavier Gianolli, fort d’un casting impeccable, a concentré sans les perdre ces Illusions dans les règles de l’art, le septième.


Benjamin Voisin et Vincent Lacoste dans Illusions perdues, de Xavier Giannoli

Projection sur toile pour dévoilement en pages
De l’avis même de Flaubert, Madame Bovary est un livre sur rien et dont le style est tout ; adapté à l’écran et le romantisme d’Emma devient une bouillie de soap-opera qui ne génère que les bâillements d’un dimanche pluvieux. Si toutefois donner à voir peut donner envie de lire, alors le tour de force du réalisateur deviendra, en un tournemain, une épiphanie dont on ne peut que se réjouir. Xavier Giannoli accomplit cette prouesse. Il le dit lui-même lors d’une interview sur France Culture, une grande œuvre ne garantit pas une bonne adaptation : « et l’erreur est de vouloir colorier les images d’un grand classique, surtout quand c’est une œuvre aussi géniale que les Illusions perdues. Le seul intérêt pour moi c’est d’essayer de faire en sorte que le cinéma exprime les émotions, les idées, une vision aussi personnelle et organique que possible ». Ce dernier a su puiser ainsi dans l’œuvre les extraits d’anthologie pour signer une tragi-comédie si moderne que les collusions entre médias et pouvoirs nous rappellent sans fard notre époque : « C’est l’idée d’une littérature du dévoilement, d’un voile qu’on lève, d’une jupe qu’on lève, avec tout ce que ça a de la violation de l’interdit, de désir, de peur. C’est ce qui était au cœur du projet. »
poursuit le réalisateur. La voix off du narrateur externe, Xavier Dolan, d’un détachement lucide mâtiné de cynisme permet les ellipses qui maintiennent le rythme de l’intrigue et les focus sur les états d’âme de Lucien dit de Rubempré, baptisé journaliste « au nom de la mauvaise foi, de la fausse rumeur et de l’annonce publicitaire ».
« A vos articles, à vos mensonges »


Illustration et couverture d'Illusions perdues d'Honoré de Balzac, éditions Garnier-Flammarion, 1966.

Sous la plume de Balzac et la caméra de Giannoli, Paris se transforme en Babylone pour la réclame, en Gomorhe pour la prostitution et en Sodome pour la politique. Et le grand déballage met à jour l’entregent éhonté des milieux qui soudoient, trahissent et tournent casaque. « Bien sûr qu’il faut payer pour tout, c’est ça le progrès ! ». Balzac nous dévoile la mécanique des privautés en mots, Giannoli les réchampit en lumières avec force décors, splendides, dans un Palais Royal tout de stupre et de monde au balcon... Combien de Rastignac un peu béjaunes ont dû se prémunir des affres de la bonne société parisienne à la lecture des mortifications de Rubempré. Ses bons mots balancés à l’endroit du rival Raoul Nathan (celui-là même incarné par Xavier Dolan, vous suivez ?) :
« Curieux de nullité » au sujet d’un livre de bonne facture ou encore : « C’est une drôle de vertu que la modestie, dès qu’on pense qu’on n’en a, on n’en a déjà plus… » ; se retourneront amèrement contre son auteur. A cette époque, sous la Restauration, il ne faut pas trop briller si vous ne vous êtes pas donné la peine de naître avec un rang et une particule. Fin des illusions, déréliction de Lucien en guise de clap de fin.

Retrouvez tous les textes de Matthieu Motte sur le site www.sauvespourlebac.com

 
 

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