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Je m’intéressais de plus en plus au monde obscur de la sensation, nuit noire où fulgurent et tournoient d’aveuglants soleils. |
Matthieu Motte, enseignant de littérature pour Sauvés pour le bac, www.sauvespourlebac.com, évoque dans cet article l’impact des lectures des ouvrages de Marguerite Yourcenar (1903-1987) notamment, Les Mémoires d’Hadrien (1951) et L’Œuvre au Noir, (1968).
L’un est un alchimiste errant son humanisme, l’autre l’empereur de la Pax Romana se sentant « responsable de la beauté du monde », Marguerite Yourcenar est tout ça à la fois... Les personnages qu’elle a créés, la « voix » qu’elle sait faire sourdre produisent une expérience de lecture dont nul ne s’extirpe indemne mais où chacun ressort grandi. Lire et relire l’Œuvre au Noir; s’enthousiasmer, s’en rendre fiévreux d’admiration. Noircir de notes les Mémoires d’Hadrien, en marge, annoter, souligner des passages entiers, y revenir et décider de les surligner pour mieux s’en imprégner à la troisième, quatrième, énième lecture… Être frappé des fulgurances, aussi bouleversé par l’humanité du propos que la ciselure du style, par la pensée foisonnante et précise qui en émane et qui infuse notre être de tout son suc; en faire ses vade-mecum ad vitam.
Rendre hommage à l’immense Marguerite Yourcenar, consacrée pour avoir été la première femme à intégrer l’Académie française en 1980, adulée par des générations de lecteurs pour une œuvre si riche qu’elle n’en finira plus de traverser les siècles. Première Immortelle, elle tutoie toujours l’éternité.
Soi-même comme un autre
« Mon cher Marc ». Ça a débuté comme ça. Moi, je n'avais jamais rien lu. Rien. C’est Yourcenar qui m’a fait parler… Bancs de la Sorbonne, Paris IV, 2003, j’avais rendez-vous avec trois destinées. Celle de l’empereur Hadrien, celle de l’autrice et la mienne. Rien que ça. Mémoires est au programme de licence de Lettres modernes, impossible de les oublier. Leurs voix me portent encore au moment d’écrire ces lignes. Comme à l’accoutumée, je fixe l’excipit puis parcours l’incipit; foudroyant : « Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. […] Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. » Vous pensez être à la place du destinataire, Marc-Aurèle, à qui est adressée cette longue lettre testamentaire avant de vous fondre dans les pensées d’Hadrien (et donc de Yourcenar) jusqu’à ce qu’elles deviennent vôtres.
Rassurez-vous, on frôle moins la schizophrénie que la mémoire d’outre-tombe. Cet écheveau de voix, ce maillage des résonances entre l’Antiquité révolue mais vivide et une Europe où les ruines de la Seconde Guerre mondiale fument encore (le livre parut en 1951) s’avère être à la fois magique et magistral. La prose de Yourcenar est sublimatoire au sens alchimique du terme, la naissance de la voix multiple d’Hadrien opère une élévation de l’âme (à l’instar de l’Œuvre au Noir dont la lecture est cheminement et transmutation sur les pas de Zénon); elle sublimise tant est si bien que chacun des six chapitres au titre latin (Animula, Vagula, Blandula; Tellus stabilita ou encore Patientia, etc.) est l’occasion d’un temps tripartite de contemplation, réflexion et méditation. Mœurs transfigurées par les mots; la lecture devient l’écoute d’un for intérieur chamboulé, citadelle des pensées pour nous-mêmes qui nous ouvrent à autrui par la voix d’autrui. Ainsi la confession d’un empereur à l’agonie qui « aperçoit le profil de sa mort » par le truchement de notre plus grande autrice se transforme pour nous lecteurs en un puissant vouloir vivre empli d’humanisme.
« Un moment unique où l’Homme seul a été »
Analepse Sorbonne, banc, pluie fine, je poursuis ma lecture happée jusqu’aux dernières pages ébaubies du roman avant de découvrir le « carnet de notes » de Yourcenar, la genèse de l’œuvre, en appendice et cette phrase inoubliable qui reluit en exergue de mon carnet magique depuis : « retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort souligné par moi vers 1927 […] : Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été ». La jeune Marguerite fait connaissance avec l’empereur Hadrien trois ans auparavant en 1924 lors d’une balade avec son père dans les jardins de la villa Adriana, près de Rome. Fascinée par la vie de ce souverain pacificateur qui réussit à « stabiliser le monde » au II ème siècle ap JC, elle va en 1948, faire entendre sa voix en lui prêtant sa plume au gré d’une lettre adressée au futur empereur Marc-Aurèle, philosophe stoïcien à un règne de distance. Là, le chef-d’œuvre : parvenir à l’universel dans un style éblouissant. Yourcenar s’efface et nous plongeons dans le flux de conscience d’Hadrien comme par magie. Rien à rajouter, rien à ôter. Chaque méditation est profonde de justesse, l’étendue historiographique de l’autrice (qui écrivait le Grec comme Hadrien, en érudit philhellène, le parlait : « c'est en grec que j'aurai pensé et vécu ») est si vaste et si documentée que chaque rencontre, bataille ou détails permettent à Yourcenar, moderne au cœur antique, de délivrer une réflexion humaniste qui traverse les siècles pour nous toucher de plein fouet. Idem en pleine Renaissance lorsque l’on suit Zénon de Bruges à Gand, c’est encore l’Homme seul qui se dresse face au silence déraisonnable du monde, s’appuyant de moins en moins sur la béquille de la religion : « il entendit Zénon tourner en dérision les pieuses rêveries du songe de Scipion, il comprit que son élève avait renoncé en secret aux consolations du Christ »
L’Œuvre au style togé
Au sujet d’Hadrien, des propres dires de l’autrice, il fallait « conserver à l'empereur la dignité sans laquelle nous n'imaginons pas l'antique. » Zénon itou phosphore dans une langue fleurie quand il compare la digestion à la transmutation alchimique « tournant et retournant sous son œil intérieur le pentagone de nos sens » pour évoquer la confection d’un bran. Le style au service d’une idée, la forme indissociable du fond, c’est ce que l’on retrouve à chaque page, mûrie, à chaque phrase, maturée, des deux œuvres. Avez-vous déjà été déçu en écoutant une symphonie de Mozart ? Trop de notes peut-être ? Non, bien sûr, et il en va de même de la prose de Yourcenar. Feuilletez au hasard, picorez de ci de là, passim, vous retrouverez la même exigence dans la prosodie; oserions-nous dire la métrique ? On pourrait penser que certains passages alambiquent à l’envi un classicisme gourmé qui ne distille que de belles sentences... Mais elle ne pouvait prêter à Hadrien la voix de Bardamu; elle s’en explique : « J’avais choisi pour faire parler Hadrien le genre togé (oratio togata)... Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’imiter ici César et là Sénèque, puis plus loin Marc Aurèle, mais d’obtenir d’eux un calibre, un rythme, l’équivalent du rectangle d’étoffe qu’on drape ensuite à son gré sur le modèle nu. Le style togé conservait à l’empereur la dignité sans laquelle nous n’imaginons pas l’antique, à tort certes, et pourtant avec une ombre de raison, puisque la dignité a été jusqu’au bout l’idéal de l’homme de l’Antiquité : César mourant arrangeait les plis de sa toge. » Et le lecteur s’enveloppe de ce style comme de la pourpre impériale, s’enivrant de protases, culminant de climax, s’adoucissant d’apodoses dans des périodes oratoires symphoniques où les oscillations du verbe sont au service du sens. Souvenons-nous que le sublime (le style comme l’opération alchimique) est « la résonance d'une grande âme [...] qui confère au discours un pouvoir, une force irrésistible qui domine entièrement l'âme de l'auditeur » (Boileau).
Vous devenez ainsi Zénon le temps d’un livre, Hadrien s’exprime vous traversant, vous transfigurant le temps d’une lecture ou d’une vie où la « virtu » constitue la persévérance dans l’être, le plein accomplissement de soi... Ce que Zénon et Hadrien disent de nous-mêmes sous la plume de l’académicienne demeure un substrat de sagesse dans une éternité repliée: rouvrez les ouvrages et les aphorismes fleurissent, révèlant aussi son sens aigu de la formule hurlant d’actualité : « Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous ; j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s'emparent jamais de l'empire du monde, ils seront forcés d'adopter certaines de nos méthodes, ils finiront par nous ressembler. »
Comment ne pas s’émouvoir devant une telle leçon d’humanité dans le chapitre Tellus Stabilita au moment même où le monde s’embrase de l’Ukraine au Moyen-Orient ? Que ce fût Marguerite ou Hadrien qui parlassent qu’importe, le message s’impose de justice, de justesse et d’intelligence en 138, 1951, 2024… Élever sans économies d’efforts nos générations à la civilisation; nous devrions nous en faire la voix et mieux l’écho, enfin faire sien l’adage de Bergson « agir en homme de pensée et penser en homme d'action ».
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