Il y a quarante ans disparaissait l’un desplus grands artistes francophones de tous les temps. Paroles et Sauvés par la poésie rendent hommage à Jacques Brel et à l’une de ses chansons les plus illustres. 
                                 Applaudissements liminaires. Olympia 64. Sur l'enregistrement du   concert live, la foule de la mythique salle parisienne ne fait que   saluer la prestation de la chanson précédente quand Jacques Brel entonne   Amsterdam ce soir là. Elle ne figurait pas au répertoire. Le   chansonnier belge en a achevé les paroles peu de temps avant et a décidé   au dernier moment de l'intégrer à son tour de chant. Ce n'est qu'une   pochade« sacrifiée » pour lui, une entame qu'on tente quand les   retardataires n'ont pas encore trouvé leur strapontin ou que les   musiciens réajustent l'accordage de leur instrument. Amsterdam est   caractéristique du «crescendo brelien», cette progression dramatique   dans l'écriture et l'interprétation tempétueuse. La prestation est   unique, l'enregistrement aussi. La chanson devient un tube instantané et   bissé dans la foulée par les spectateurs. Au même moment c'est près   d'un million d'auditeurs qui sont médusés car la radio Europe numéro 1   retransmet en direct le concert. Amsterdam devient un   incontournable de la tournée et un classique de la chanson française   bien des décades plus tard. Applaudissements salutaires. Ovation. 
                                Comme des soleils crachés 
                                Brel pulvérise le quotidien moite et malté des bas-fonds d’un bouge   batave avec tantôt des tremolos de rage dans la voix, tantôt des   langueurs de bastringue appuyées par l'accordéon. Plein de morgue et de   gouaille, il arrache ses fleurs du mal de vivre pour hurler une élégie   belle en diable. Sa prose romantique adopte le lyrisme hugolien et   oscille « entre le ver de terre et l'étoile », le sublime et le   grotesque. L'amant éconduit ressasse son amertume, sa rage d’avoir aimé   tant et tant. Le chantre est un éconduit éploré qui a sacralisé l'Amour   et qui finit le dernier couplet comme victime de sa finitude. L'Amour   est un sentiment trop haut pour des mammifères d’os et de chair. Il   regrette d’avoir trop espéré et en vient, de fluctuations en   accentuations dans les derniers couplets, à se rabaisser plus bas que   bitte d'amarrage. L'anaphore déictique « dans le port d'Amsterdam »   engendre une ritournelle du désespoir ; c'est un lieu maudit dont on ne   peut plus sortir, c'est un escalier de Penrose qui se targue de haubans   mais qui n'est cloué que d’amarres. Les marins d'opérette ne visent   aucun horizon à la proue, ils valsent et tournent en rond sans fin.   Amsterdam est un navire embouteillé dont l'équipage est prisonnier de sa   vulgarité. Un seul chant perce parmi les voix de rogommes, celui du   poète Brel. 
                                1. Dans le port d’Amsterdam 
                                Le décorum est planté, les déictiques de lieu sans déictiques de   temps tendent à rendre la chanson universelle et atemporelle : Amsterdam   est allégorique, quiconque peut se préfigurer ce port interlope et   malfamé hors du temps. Le port tangue à cause des valses et de l'ivresse   mais aucun esquif ne larguera les amarres pour « un pays des merveilles   » dans cette chanson. Nous ne sommes pas « au » port, nous sommes   ancrés « dedans ». Il faudra attendre 1967 et l'Emmenez-moi d'Aznavour pour que les voiles aient de nouveau des reflets de ciel bleu. 
                                2. Pleins de bière et de drames 
                                Zeugma (ou zeugme). Association du sens propre et du sens figuré dont   l'effet prête à sourire, se veut ironique mais devient pathétique à   l'écoute 
                                du reste de la chanson. Les hommes d'équipage vivent dans une forme   de déchéance à quai qui ne peut s'achever que dans la violence ou   l'alcoolisme. On peut relever un autre attelage participant du même   effet sarcastique et saisissant avec les paroles « Qui leur donnent leur   joli corps / Qui leur donnent leur vertu ». 
                                3. Puis se lèvent en riantDans un bruit de tempêteReferment leur braguetteEt sortent en rotant 
                                Répugnance à l'égard de ces corps qui sont relégués à ce qu'ils ont   de plus animal, de plus viscéral. Le chiasme « en se frottant la panse   sur la panse des femmes » renvoie face à face les deux instincts   primaires de manger et procréer dans une valse bien répétitive et bien   mélancolique pour le narrateur. Ces réflexes de marins qui se lèvent   sont ceux d’automates bestiaux satisfaits de leur condition crasse : le   rire bête, la flatulence, le sexe trivial et l'éructation. 
                                4. Y a des marins qui naissentDans la chaleur épaisseDes langueurs océanes 
                                Cycle et enfermement d’une condition absurde. A terme, chaque enfant   mâle semble destiné voire condamné à devenir marin et à se fiancer avec   un océan de bitume, un horizon de rien. Les « langueurs océanes »   signifient-elles prosaïquement les ébats sexuels ? « Langueurs » en   longueur dont les flux et reflux finissent de féconder les futurs   matelots dans la chaleur épaisse de la volupté ? Ou s'agit-il plus   poétiquement du désir des femmes de marins qui se languissent du retour   de leur homme? 
                                5. Décroisser la lune 
                                est un néologisme qui s’impose tant cette humanité en vase clos fait   déchanter le narrateur impuissant. Ces « grosses mains » ne sont bonnes   qu'à souiller la poésie du décor naturel. L'oxymore des « soleils   crachés » et la métaphore morveuse « se moucher dans les étoiles »   participent du même effet. Cet écoeurement qui tournoie sans cesse et   donne « mal d'amer » s'achève par un aveu déchirant et profondément   humain « ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles ». Le   poète est définitivement à part, en déréliction totale, car c'est le   seul capable de souffrir.                               
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