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Par Matthieu Motte

 
 

Femme nue, femme noire - L’ode à l’Afrique de Senghor

 
 

• © AFP

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l'homme de lettres et futur Président sénégalais Léopold Sédar Senghor rend hommage à l'Afrique, à sa culture et à ses femmes à travers le texte Femme Noire, issu du recueil intitulé Chant d'ombre.

Avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor sera le chantre d'un mouvement militant, appelé la Négritude, qui revendique la liberté culturelle et politique des civilisations et peuples de race noire. Ce terme est forgé à l’origine contre une francité (caractère de ce qui est français) associée au colonialisme et à l’oppression, mais deviendra avec la création de la revue Présence Africaine en 1947 à Dakar et à Paris, le concept étendard derrière lequel vont se rassembler des générations d’auteurs d’origine africaine.

« Vêtue de ta couleur qui est vie »
« La Négritude est la simple reconnaissance du fait d'être Noir, et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Ainsi s’exclamait fier et revendicateur Senghor quand on lui demandait des précisions sur ce mot qui aujourd’hui encore est mal compris parce que mal perçu. Adoubé « prince des Poètes » en 1978, celui qui sera élu à l’Académie française en 1983 aura connu « seize années d’errance » selon ses propres dires, à son arrivée à Paris en 1928. A l’exclusion et aux quolibets sur sa couleur de peau, le terme de « négritude » se brandira, se dressera pour mieux rejeter l’assimilation culturelle et dénier la caricature « banania » du Noir paisible et simplet. Son comparse Aimé Césaire l’emploiera dans son fameux Cahier d'un retour au pays natal en 1939 et le concept se répandra jusqu’à être approfondi par Senghor lui-même dans ses Chants d’Ombre quand il opposera poétiquement « la raison hellène » à l'« émotion noire » avec ces mots superbes : « Nuit qui me délivre des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes, des haines calculées des carnages humanisés. Nuit qui fond toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité première de ta négritude ».
Le poème Femme Noire s’inscrit dans cette verve, dans cette pulsation, ancrée, profonde qui s’avère être autant une ode à la femme africaine qu’un hymne à la terre nourricière des Ancêtres.

Femme nue, femme noire
Le griot Senghor psalmodie un blason féminin et terrien qu’on imagine s’enflammer au fur et à mesure de la récitation, même si l’auteur le déclame avec douceur dans un enregistrement audible sur YouTube. Uniques et multiples, toutes les femmes noires représentées n’ont pas d’articles définis ou indéfinis, encore moins de possessifs. C’est donc une généralisation qui a une visée universelle et atemporelle. La construction est simple et directe dans cet éloge adressé à la Femme. Pas de « Ô » vocatif superflu, de lyrisme « hellène »... La prière du griot est fervente car la poésie est incantatoire au gré des nombreuses anaphores scandées. La femme noire est l’Afrique : « nue, belle, obscure, mystérieuse ».

Je te découvre, Terre Promise
Senghor le confirme dans une interview : même exilé en Europe ou en Amérique, ses thèmes d’inspiration sont « la terre africaine, le lignage, les morts, la vie des paysans, les contes, les légendes » et ce poème en est la sublimation. Pour Senghor, la mémoire et l’écriture permettent de fixer l’existence et la beauté dans l’éternité. Celui de la femme, bien sûr, mais qui ne fait qu’une avec la terre des Ancêtres. Le « haut col calciné » qui apparaît comme une « Terre promise » s’apparenterait-il aux « Mamelles », ces deux collines volcaniques situées sur la presqu’île du Cap Vert à Ouakam au Sénégal ?

Délices des jeux de l'esprit
Le poète se souvient, décrit, appelle, touche et passe du songe aux hauteurs qui surplombent le pays pour ne faire qu’un avec la femme qui n’est autre que l’allégorie de l’Afrique. Il est pleinement enfanté par ce pays. C’est un véritable appel aux sens qui se commue en invocation à la fois charnelle et sacrée, en un tourbillon de métaphores et de sensations presque tangibles à travers les mots. Femme noire est une synesthésie au sens étymologique : « union » et « sensation ». Presque tous les sens sont sollicités pour ressentir la beauté de la femme noire : la vue, le goût : « sombres extases du vin noir », le toucher : « caresses ferventes du Vent d'Est », l’ouïe « tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur / Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée ».

Sauvés par la Poésie
En 1962, Senghor est l'auteur de l'article fondateur « le français, langue de culture » dont est extraite la célèbre définition :
« La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre ». Jusqu’au mercredi 21 mars 2019, le concours d’invention poétique s’adresse à toutes les imaginations francophones qui aiment s’exprimer en vers ou en prose !

Femme noire
Léopold Sédar Senghor, Chant d'ombre, 1945

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie
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