Sauvés par la poésie 卑詩救翻

Texte : Matthieu Motte

 
  Camus, plein Soleil : Noces ou la pensée de midi à toute heure

 
 

« Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été » confesse Camus. Une phrase comme un radieux mantra. Celui de l’adhésion sans ambages au monde qui nous entoure, si absurde et contingent soit-il. Même si les aubes sont navrantes, que les astres et les lunes semblent atroces ou amers pour n’importe quel passant considérable, il faudra bien avouer que le monde est beau, et qu’en dehors de lui nul salut n’est possible. Soleil, tout œuvré. Fermez les yeux, plongez, rouvrez. Gorgé de rayons, vous ressentez l’infime extase ès sensations d’un bain de soleil. Soleil brumise et soleil darde... Et c’est pourtant un livre que vous tenez entre les mains. Noces, d’Albert Camus, ressentis retranscrits à l’aube de la vingtaine, en 1936 et 1937 : quatre essais qui sont des coups de maître.

Dédiés à des amis ; il faut les lire – odes à la vie – comme des poèmes en prose vécus, illuminés : « Les mythes sont à la religion ce que la poésie est à la vérité : des masques ridicules posés sur la passion de vivre. » Le ton est donné. Soleil, bain de mer, fragrances, arômes, jouissance de l’instant et contemplation du génie humain dans l’Art ; « cultiver son jardin » en somme, voilà la tentative de réconciliation avec le monde que le jeune écrivain d’alors nous propose : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. »

Tipaza, soleil tout œuvré
« Avant de vous connaître, je me passais de la poésie » écrit Camus à René Char qui deviendra l’un de ses amis intimes. En réalité l’écrivain y baigne déjà avec volupté, dans le Poème de la Mer, infusé d'astres, et lactescent, dévorant tout horizon qui se présente. Le décorum de ruines qui l’entoure à Tipaza ne constitue qu’une invitation à plonger dans les iridescences ou à se laisser submerger par les odoriférants parfums : « Au printemps, Tipaza est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. » Un soleil noir. Mélancolique lui aussi, à l’instar de celui d’El Desdichado de Nerval. Voilà une première mention d’un astre accablant qui ne se soucie guère de vous ; on sent poindre l’Absurde, latent – vous ne pouvez vous plaindre au soleil de vous brûler la peau ou trouver immoral que la lionne déchiquette l’antilope avancé-je souvent à mes élèves en Terminale – Camus avait prévenu : « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a qu’une interprétation morale, humaine des phénomènes. » La révolte sera dans le constat puis l’acceptation de l’absurdité d’un monde qui ne vous a pas attendu pour jouer les girouettes. Pour le moment l’heure est au jouir sans entraves, toute communion des éléments éprouvée : « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. » La pensée de Camus chemine ainsi, par intuition et ressenti, d’abord enveloppée de son Algérie natale. Puis, émerveillé par le miracle grec, celui qui doit « plus aux plages de la Méditerranée qu'aux bibliothèques » forge sa réflexion dans l’observation de la beauté du monde qui le fascine et l’étourdit tout à la fois. Ce « silence déraisonnable » que le monde nous impose, il faudra y opposer une confrontation, une révolte... Ce sera la pensée de midi qui s’égrène dans le désir d’harmonie avec les éléments : « Vivre Tipaza, témoigner, et l’œuvre d’art viendra ensuite » conclut-il visionnaire.

Djemila, fragrances du carpe diem
« Fleurs, sourires, désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. » Noces est solaire, à lire sous la houlette du zénith, et ce n’est que le début de la révolution qu’il opérera par la suite. Parcourez les champs lexicaux de l’éblouissement et du rayonnement, foulez l’herbe menue au fil des pages où fermentent les graines de la révolte : vivre à plein, sans vergogne, picoté par les blés. Quelques années avant son cycle de l’Absurde, s’écrit cette intuition qui deviendra son système de pensée : « ce chant d'amour sans espoir qui naît de la contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d'action » et c’est Camus, et c’est Sisyphe et c’est vous qu’il faut imaginer heureux. Si vous cherchez du sens dans un au-delà, le philosophe vous rétorque qu'on ne sort pas du ciel qui nous contient. Tout est là. Justement parce que la finitude est la promesse du cinquième acte, parce que le baisser de rideau final enjoint tout à chacun à dévorer la vie : « plus je me sens heureux et vivant dans mon corps, plus je sais que je vais mourir » écrit-il. Peu lui importe l’éternité... Pourtant. Hélas. Il y a des racines de marronnier qui filent la nausée et certains platanes qui soulèvent un sentiment d’injustice. Toujours une histoire d’arbre planté là au mauvais moment, ou d’un pied sur l’accélérateur qui aurait dû, peut-être, sûrement, réfréner ses ardeurs. Camus l’a-t-il susurré ce 4 janvier 1960 à l’oreille de son ami Michel Gallimard qui tenait le volant ce jour-là ? L’a-t-il pensé ? Que ce serait vraiment stupide de mourir sur la route qui mène à Sens lorsqu’on est le plus grand philosophe de l’Absurde ? Lui qui a su jusque-là si bien conjurer le sort ; de la pauvreté de ses origines à une tuberculose qu’on lui prédisait fatale. Qui aime la vie aime la mort et Camus a su y faire face très jeune... Qui a dit que le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face ? Il écrit, juché sur l’éperon rocheux de Djemila en Algérie : « Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n’a pas eu le temps de polir l’idée de mort ou de néant dont pourtant il a lâché l’horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête à tête avec la mort… Contrairement à ce qui se dit… La jeunesse n’a pas d’illusions. Elle n’a ni le temps ni la piété de s’en construire. » Plus qu’un festin des sens ou d’odes à la vie, Noces est le baptême d’une réflexion, le prélude d’une pensée. Fini d’humer les fragrances, de sentir les rayons surnager sur ses cils, de goûter les bains de mer comme un délice de pauvre – mais de privilégié – comme il le redira dans l’œuvre posthume Le Premier homme retrouvé intact dans sa sacoche au milieu des débris de la Facel Vega. Certes. Mais qu’importe l’éternité quand on est si conscient d’exister sous le soleil exactement : « Je suis jaloux de ceux qui vivront, et pour qui fleurs et désir de femme auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux parce que j’aime trop la vie pour ne pas être égoïste. Peu m’importe l’éternité. »

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