Sauvés par la poésie 詩詞

Texte : Matthieu Motte

 
  « Chercher l’or du temps »
Un article « surréaliste » à la manière de Nadja d’André Breton

 
 

André Breton par Henri Manuel, 1927

« Le poète avait raison, la Terre est bleue comme une orange ». Difficile d’affirmer que cette phrase de l’astronaute Anders est avérée mais l’anecdote est trop belle pour être passée sous silence. La comparaison surréaliste du poète Paul Éluard, devenue un poncif des manuels littéraires, devint une révélation prémonitoire et visionnaire une fois mise en orbite. Avec Apollo VIII, l’Américain s’approcha de la Lune et en fit le tour une dizaine de fois en 1968. C’est au cours d’un de ces passages qu’il prit la célèbre photo du « lever de Terre », dévoilant ce que nul n’avait jamais vu sinon l’auteur du recueil L’Amour la Poésie en 1929.

L’image est révolutionnaire puisque d’abord ridicule elle est devenue évidente. Il suffisait juste de s’arracher du ciel qui nous contient pour percevoir l’écorce terrestre pelée comme celle d’un agrume. Éluard est le grand ami d’André Breton, figure de proue et pape auto-proclamé du groupe surréaliste rassemble Tristan Tzara (Dada c’est lui !), Hans Arp, Salvador Dalí, Yves Tanguy, Max Ernst, René Crevel, Man Ray pour les moins anonymes. « Transformer le monde, a dit Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud :
ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un » résume son éminence Breton en 1935. Mais l’explosion surréaliste naît officiellement en 1924 sous sa houlette lorsqu’il en écrit le premier manifeste. En 1928 jaillit Nadja, le roman culte. Collages ébouriffants, éclairs de surprise, rêves à gogo, inconscient, subliminal mais sciemment sublime, putschs de la pensée qui visent le dérèglement de tous les sens et pourquoi pas la révolution ? Par l’Art, bien sûr, avec un A noir majuscule, velu, bombillant de mouches éclatantes.

L’Adoration du Veau ou l'Inconscient
« Le cœur humain est beau comme un sismographe », qu’on se le dise... Le surréalisme, lui, oscille entre différents domaines d’expressions et d’expériences. Littéraire au début, poétique surtout, il se développe dans les arts plastiques, le cinéma et trouve son climax grand écran avec le Chien Andalou de Buñuel. Son nom s’inspire du sous-titre « drame surréaliste » de la pièce de Guillaume Apollinaire Les Mamelles de Tirésias. Mais qu’est-ce que le surréel ? Le refus de Dieu ? Un registre amphigourique entre merveilleux et absurde ? Abscons à mi-chemin entre fantastique et tabou freudien ? C’est un état d’âme, le projet hallucinant d’halluciner au saut du lit même si le réveil s’évertue à sonner sept heures ; LES AUBES clignotent sur une « plaque indicatrice bleue » ; c’est peut-être une manière d’être au monde, de voir et de penser au-delà de ce qui nous environne « en dépit de ce prolongement et de tous les autres, qui [nous] servent à planter une étoile au cœur même du fini » poursuit Breton dans Nadja avant d’asséner : « La vie est autre que ce qu’on écrit ». Pour l'appréhender, ce quotidien qui nous dévore, la poésie du regard neuf (re)devient primordiale : libérer les mots pour libérer la pensée. Avec pour itinéraire : l’inconscient, l’amour, le rêve et soyons sérieux : la folie. À l’occasion de l’exposition organisée dans le cadre du French May, nous vous proposons de déambuler surréaliste dans un Hong Kong perdu d’être heureux. À l’instar de Breton qui sur Nadja tombe à pic en plein Paname, yeux de fougère tout ouverts, espérez que tous les hasards objectifs vous mènent au musée : « Elle me dit son nom, celui qu’elle s’est choisi : Nadja, parce qu’en russe c’est le commencement du mot espérance et parce que ça n’en est que le commencement ».

Cadavre exquis n’est-il pas ?
Au loin l’incendie ravageait le village de mon enfance et tout à coup surgit une grosse panthère verte. Une dame brûlait tous ses mauvais souvenirs ; les flammes embrasaient tout sur l’avenue des Champs-Élysées ; au coin de la rue de Berri un quidam sirotait une limonade fraîche – À n’y rien comprendre ce rêve sans queue ni tête qui ne mène à rien, si ce n’est à sa beauté convulsive, désirée pour elle-même, déliée de tout, incohérente et inconsciente. Deux personnages. Un café pacifique et des vitres bleues pour tout océan. Vous saisissez une cuillère qui « est comme le cœur d'une fleur sans cœur ». Ce jour-là, hasard objectif à part, le cours sur Médée avec Augustin nous menait d’un buffet cannibale à un cadavre exquis, une heure en forme de chimère décollée qui me rappelait Nadja, la sérénissime surréaliste parue en 1928. Quelle influence avait eu l’écriture d’André Breton sur cette journée ? Quelle grille de lecture, quelles lignes de forces extralucides pourraient bien nous permettre d’habiter poétiquement – urbi et orbi – le monde et Hong Kong ?

Lever aux horreurs, la cuillère tombe de façon paranoïaque-critique, une pluie grinçante rayonne sur un push météo ; vivons et cheminons pour trouver l’art au coin de la rue, axiome tatoué au cœur : la beauté sera convulsive ou ne sera pas. Le bus 40 passe et vous l’avalez d’une gorgée OCTOPUS 8,9$ – l’étreinte de la Pieuvre se desserre et vous vous dirigez vers Klee, Miró, Dalí, Magritte « avec ce système qui consiste avant d’entrer dans un [musée] à ne jamais consulter le programme [...] ».
Sans savoir pourquoi vos pas vous portent, sans but déterminé, « sans rien de décidant que cette donnée obscure à savoir que c’est là que se passera cela... ». Pouvoir d’incantation en bandoulière, le paradigme se transforme, et sous la pluie battante, la ville revêt une dimension inouïe, bientôt hallucinatoire.

L’Enigme de la Fatalité ou le Hasard objectif
Pas de hasard donc, que des rendez-vous... « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Voilà pour la définition péremptoire du Manifeste de 1924, burinée sur le divan du totem et tabou. Imaginez Freud en vis-à-vis observant sa montre molle pour vérifier l’heure du Grand Soir ! Que le lecteur averti intervertisse « raison » et « bourgeoisie » et la phrase exhale soudain des relents léninistes dans lesquels la « dictée de la pensée » relèguerait le pape Breton au petit père des peuples... Mais la révolution surréaliste ne fera pas couler une seule goutte de sang. Elle restera cette spéculation intellectuelle, artistique, des choses abstraites n’aboutissant pas à la résolution de problèmes réels, ni de grand-chose d’ailleurs sinon à capter au centuple les couleurs ou provoquer les rencontres inopinées : une métaphysique des mots et des images d’où peut surgir une femme-lune coupant un cercle. C’est Nadja et c’est tout autre. Ne demandez pas pourquoi, suivez vos rêves, palpez vos tréfonds et surgiront les réponses... Habiter poétiquement le monde l’exige. C’est un projet qui nécessite d’écarquiller les mirettes et de laisser advenir l’hallucination simple, de très-franchement voir des mosquées à la place d’usines.

« Tu n’es pas une énigme pour moi »
Admettre et considérer la puissance du rêve à superposer le réel, le juxtaposer jusqu’à le confondre, hic et nunc. Car si « Je est un autre » comme l’avait subodoré Rimbaud, cet autre n’est-il pas un fantôme qu’on traîne ? Un moi mis à distance, si loin, si proche, ni dieu ni maître en sa propre demeure ? Déstabilisant n’est-ce pas ? Cette confession de Breton dans Nadja l’est tout autant : « Qui suis-je ?
Si par exception je m'en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “hante” ? » Quête de soi, quête de l’autre. Et Freud ne s’était peut-être pas tant trompé qui affirmait que tout ce qui échappe à la pensée logique est ce qu’il y a de plus décisif à explorer, que seule l’odyssée aux limites de l’inconscient permettra de saisir l’homme dans sa totalité. La libération de la vie psychique – quel meilleur moyen que l’art ? – doit accorder l’imagination de l’individu au rêve, son affectivité à ses désirs enfouis, la pleine conscience du réel à l’amour au coin de la rue. Alors seulement l’individu se réconciliera avec lui-même et avec le monde. Le Surréel est le réel exploré, vu, absorbé, visité, aimé, vécu dans l’harmonie de l’instant la plus complète. Voilà pour la dernière grille de lecture : Nadja, c’est l’amour fou au coin de la rue – jusqu’à reconnaître que l’autre n’est plus une énigme pour soi ; c’est Léona Delcourt, mythe littéraire et muse éternelle, surgie du 4 au 13 octobre 1926 et retrouvée à chaque fois que l’on feuillette le chef-d’œuvre de Breton : « mais que me proposait-elle ? N’importe. Seul l’amour au sens où je l’entends – mais alors le mystérieux, l’improbable, l’unique, le confondant et l’indubitable amour – tel enfin qu’il ne peut être qu’à toute épreuve, eut pu permettre ici l’accomplissement du miracle. » Rentrez dans ce musée comme si vous rentriez en vous.

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