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En cette année de célébration du 250e anniversaire de la naissance de Napoléon, Paroles et Sauvés par la Poésie se penchent sur le célèbre poème Ce siècle avait deux ans de Victor Hugo (1802–1885).
« Ce siècle avait deux ans. Rome remplaçait Sparte
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte. »
En deux alexandrins, les dés furent jetés. Le Rubicon des Lettres en sera bouleversé. En 1802, Victor Hugo naquit à Besançon, « vieille ville espagnole » et d’une espagnolade naquit un être immense, aimé. Ce siècle n’avait pourtant qu’un an mais qu’importe, la formule est consacrée pour l’éternité. Et celui qui à l’âge de 14 ans s’est fait la promesse d’« être Chateaubriand ou rien » n’a pas eu besoin de compter sur une bonne étoile puisqu’il fut une comète.
À l’instar de l’Empereur des Français et au regard de l’Histoire, Hugo est un monument. Au regard de la littérature, une Voie Lactée. Et quand le premier s’est contenté de conquérir l’Europe, le second a rendu la France universelle, par la seule puissance de sa verve et de ses idées humanistes. Sa destinée fut sidérante et fulgurante, d’une improbable ampleur et d’une incroyable complétude dans un siècle erratique, que les soubresauts révolutionnaires n’ont eu de cesse de faire tressaillir.
Né chétif, qu’on a cru condamné dès les premiers vagissements, Victor vivra. L’enfant qui geignait dans la maison natale bisontine grandira, écrira et deviendra ce génie universel, cet « Homme océan » dont son idole William Shakespeare semblait vaticiner l’envergure deux siècles auparavant : « Il y a des hommes océans en effet. Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume [...] Tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie ».
Au grand homme la patrie reconnaissante.
Poète prophète, chef de file du Romantisme, héros de la bataille d’Hernani à la Comédie française, « homme-livre », « homme-monde », à qui l’on décerne la légion d’honneur à 21 ans seulement... Suit son élection à l’Académie vingt ans plus tard... Les superlatifs et les lauriers suprêmes sont à l’avenant du souffle épique qui parcourt la vie du grand homme. « Hugo ego » donc. Un « moi souffrant » égotique et royaliste qui s’accomplira dans la prose et dans la poésie jusqu’à devenir ce Républicain munificent qui défendra la veuve et le Gavroche, la Cosette et le Valjean.
Parfois complaisant, souvent irritant, sans ambages sublime et tellement génial « merde* » comme aurait éructé Cambronne aux Anglais un soir de bataille perdue, Hugo est grand. « Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! Morne plaine » soupire-t-il dans ce tétramètre du poème l’Expiation et qui a pourtant la résonance si cocardière des sublimes défaites. Hugo avait la trempe et le panache de tous ceux qui ont métamorphosé un Hexagone concave et chauvin en une France convexe et universaliste.
Il a traversé le siècle de 1802 à 1885, l’a marqué de son empreinte dans tous les domaines. Le Vague à l’âme du René de Chateaubriand, Le Mal du siècle du Musset de la Confession d’un enfant du Siècle, il les a incarnés. Les modes romantiques, des gargouillements médiévistes de Notre-Dame à l’egyptomanie des salons mondains, il les a sublimées. Jusqu’au quasi modus operandi républicain et prophétique des Misérables, de Melancholia ou encore du Dernier Jour d’un Condamné, il a d’un revers de magnitude tout magnifié.
Ce siècle, il l’a jalonné de son génie, jusqu’à en devenir consubstantiel. Jamais une œuvre poétique n’a été aussi politique et prolifique. Quand vous pensez à Hugo vous pensez au dix-neuvième siècle à coup sûr. Du gosse né malingre à l’ultime panthéonisation en présence de deux millions de personnes, c’est tout un siècle qui se sent à l’étroit en présence de cet homme qui l’habite tout entier. Que ne devons-nous pas à l’homme illustre ? L’abolition de la peine de mort ? Les Etats-Unis d’Europe ? L’intellectuel engagé ? Le renouveau de la poésie ? Dans Ce siècle avait deux ans, effectuons un retour aux sources du génie avant qu’il ne sorte de la lampe avec le début de l’opus paru dans les Feuilles d'Automne en 1831. Hugo y rédige son propre faire-part de naissance avec la plume goguenarde d’un homme qui se sent voulu autant qu’il se sait attendu.
*« Merde » est souvent désigné en français comme « le mot de Cambronne » en référence au passage du roman de Victor Hugo Les Misérables, dans lequel l'auteur raconte sa version de la bataille de Waterloo : c'est le général Pierre Cambronne qui aurait prononcé ce mot en réponse au général britannique Charles Colville qui le sommait de se rendre.
Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte
Quelle drôle d’idée que de faire coïncider l'Antiquité et le début du XIXe siècle... Les vers liminaires ont de quoi surprendre mais que l’on ne s’y trompe guère, le parallélisme est mûrement réfléchi. S’il apparaît évident qu’avec l'avènement de Napoléon, c'est le prestige de l’Empire Romain qui se dessine entre 1802 et le couronnement à Notre-Dame en 1804, la référence à la cité guerrière de Sparte laisse songeur. Pourtant c’est bien au législateur mythique Lycurge (dont l’onomastique nous apprend qu’il est « celui qui tient les loups à l’écart », ça ne s’invente pas...) et aux éphores qui composaient un directoire de magistrats dans la cité grecque d’alors qu’Hugo fait allusion. L’utopie républicaine achevée dans le coup du Etat 18 Brumaire, Napoléon s’empare du pouvoir pour devenir l’Empereur des Français au moment où Victor Hugo commence à marcher.
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. » La métaphore imaginée par Pascal dans ses Pensées au XVIIe siècle vient bien sûr à l’esprit même si rien n’indique que Hugo s’inscrit dans la filiation du philosophe. Les métonymies de « bière » qui se substitue à la mort et de
« berceau » qui se substitue à la naissance provoquent une antithèse immédiate et sonore avec l’allitération en b. L’enfant qui vient de naître est chétif et n’a vu le jour que miraculeusement.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,
C'est moi. -
Jean Cocteau écrivait : « Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo » pour rappeler que toute sa vie l’écrivain s’était fait une certaine idée de lui-même...
Ce poème est un autoportrait de l’être à venir, la fable épique d’un bel alignement de planètes et d’une vie qui s’annonce extraordinaire alors qu’elle n’a tenu qu’à un fil de Parque dans les premiers instants. « Ce siècle avait deux ans :
Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi. »
Les Feuilles d'automne, Victor Hugo, 1830 |
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